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Beergirls

(2007)

20.000 femmes exploitées pour vendre de la bière

 

Plus de 20.000 femmes sont payées pour s’habiller aux couleurs de telle ou telle marque de bière et inciter les clients à la consommer. Victimes de harcèlement sexuel, d’insultes et de coups de la part de clients éméchés, certaines tentent de se regrouper en syndicats.

 

L’image est courante dans les débits de boisson, restaurants et karaokés du Cambodge : des jeunes filles passent de table en table pour promouvoir la consommation d’une bière dont le nom est indiqué sur l’uniforme souvent sexy qu’elles portent. La rémunération de ces travailleuses dépend du nombre de bières qu’elles vendent. Appelées « lanceuses de bière » (ou « beer girls » en anglais) et choisies sur leur physique, la grande majorité d’entre elles ont moins de 35 ans. Très souvent, elles sont contraintes de s’asseoir à côté des clients et de boire en leur compagnie, voire plus… le harcèlement commence et si les filles protestent, elles risquent au mieux de vendre moins de bière et donc de voir leurs revenus diminuer, au pire de recevoir des coups de la part des clients ou d’être renvoyées.

 

« Les femmes qui promotionnent les bières sont trop souvent victimes de coups, de tirs au revolver, d’harcèlement sexuel et même de viols de la part de clients, affirme Kong Athit, secrétaire général de la CLC (Cambodian Labour Confederation). Ca se passe sur le lieu de travail ou sur leur chemin du retour à leur domicile. Certains clients sont riches ou ont des connections dans les cercles du pouvoir qui les protègent largement de la Justice ». Le 26 avril 2006, ces abus ont atteint le stade de la tentative de meurtre : une femme de 23 ans, Kruy May, a été sérieusement blessée lorsque deux policiers militaires ont ouvert le feu sur elle parce qu’elle n’apportait pas suffisamment vite la glace de leurs boissons. Beaucoup de ces policiers et autres gradés cambodgiens ne comprennent déjà pas grand-chose à la notion de droits humains lorsqu’ils sont sobres. Quand ils ont bu, ils sont complètement incontrôlables. « Une de mes amies a été confrontée à un cas de ce genre voici quelques semaines, explique Mem, membre d’une association de lanceuses de bières affiliée à la CLC. Un client exigeait qu’elle reste assise à côté de lui en permanence. Comme elle refusait, il a sorti son arme et a tiré sur le sol. Le gérant est intervenu pour calmer le client, et mon amie a été transférée dans un autre établissement ».

 

APHEDA, l’agence pour l’aide humanitaire du syndicat australien ACTU, est très active au Cambodge. L’un de ses projets est de former les lanceuses de bière sur toute une série de questions liées à la santé et à la sécurité : l’accoutumance à l’alcool ou à d’autres drogues, le HIV, le harcèlement sexuel, etc. Ces formations ont lieu par des exposés et de petits jeux de rôle, avec le soutien du BIT. Barbara Fitzgerald, coordinatrice de l’APHEDA au Cambodge : « Rares sont les filles qui ne boivent pas sur ces lieux de travail. Certaines ne boivent que deux bières par jour, mais la majorité d’entre elles boivent jusque six bouteilles de 600 cl de bière par jour. Vous imaginez les dégâts qu’une telle consommation provoque sur le corps de femmes pesant à peine 50 kilos, d’autant qu’elles ne mangent pas grand-chose en buvant. Elles en arrivent progressivement à être dépendantes de l’alcool ».   

 

                        « Je suis parfois terrifiée face aux clients »

 

Certaines lanceuses de bières ont un salaire fixe auquel s’ajoute une prime selon les quantités vendues, d’autres ont une rémunération totalement dépendante du nombre de bières qu’elles vendent. C’est le cas de Mem, qui représente la marque chinoise Kingway dans un karaoké : « Je n’ai pas de salaire fixe, tout dépend du nombre de bières que je parviens à vendre. Je reçois 9,5 dollars par casier de bières que je vends. Si je bois deux bouteilles par jour en compagnie des clients, je peux gagner environ 100 dollars par mois à condition de travailler tous les jours (il n’y a pas de congé payé). Je viens d’une région rurale très pauvre, je n’avais jamais bu d’alcool avant de venir à Phnom Penh et d’exercer de travail. Au début, c’était très difficile de commencer à boire de la bière. Maintenant, le plus dur, c’est de supporter les mauvais clients qui me touchent. Certains me forcent à m’asseoir à leurs côtés. J’ai peur de me rebeller, car les clients pourraient ne plus venir, ou je pourrais être licenciée car l’exploitant m’accusera de ne pas savoir comment recevoir les clients qui boivent de la bière. Je suis parfois terrifiée face aux demandes des clients. Récemment, l’un d’eux voulait absolument que je parte avec lui. Je me suis enfermée dans une petite pièce à l’arrière du karaoké, il a essayé de l’ouvrir, puis il a fini par s’en aller. Plus tard, alors que j’étais rentrée chez moi, une collègue m’a appelée par téléphone pour me dire que cet homme était revenu et exigeait ma présence. J’ai peur qu’il revienne encore. Je voudrais pouvoir appeler un délégué syndical dans ces cas-là, lui demander de venir m’aider ».   

 

La CLC est parvenue à organiser 70 lanceuses de bière de la marque Tiger, mais celle-ci a mal réagi à l’annonce de la formation du syndicat. « Ils m’ont reprochée d’être celle qui avait convaincu les autres de s’affilier, explique Thim Sokha, présidente du syndicat des lanceuses de bière au sein de Tiger. A plusieurs reprises, des dirigeants de Tiger m’ont dit que mon action syndicale allait détruire ma casserole de riz, autrement dit mon gagne-pain. Ils m’ont aussi transférée de lieux de travail corrects, où il y a beaucoup de clients, vers de petits débits de boisson peu fréquentés. Mon salaire a donc diminué. Il était de 100-110 dollars avant mais actuellement, si je travaille de 17h à 21h30, mon salaire sera de 50 dollars par mois, et de 60 dollars si je travaille de 17h à 23h30. Comme les autres, j’ai un quota de bouteilles à vendre, il dépend de la popularité de l’endroit où l’on travaille. Si nous n’atteignons pas ce quota durant trois mois de suite, nous sommes transférées à un autre endroit. Dans mon cas, je dois vendre chaque mois un minimum de 32 casiers de 24 bouteilles. Si j’en vends plus, je recevrai 5 dollars par casier supplémentaire. La plupart d’entre nous parviennent à peine à atteindre leur quota, même en buvant avec les clients ».  

 

                                   Mauvaise image dans la société

 

Les lanceuses de bière ont une mauvaise image dans la société cambodgienne. On dit d’elles que ce sont des travailleuses du sexe, qu’elles ne sont pas des personnes honorables. « Nous voulons améliorer cette réputation en leur donnant l’occasion de s’exprimer dans les médias, déclare Kong Athit. Pour le moment, elles n’osent pas parler, mais si elles reçoivent la possibilité d’exprimer leurs souffrances, d’expliquer les exploitations dont elles sont victimes, nous pourrions leur donner plus de dignité. Aucune n’exerce ce métier par plaisir. Elles le font poussées par la pauvreté, par sacrifice pour soutenir une famille car il n’y a pas beaucoup d’autres emplois pour les femmes au Cambodge, mis à part dans la confection où la concurrence à l’embauche est féroce ».

 

Plusieurs rapports de l’ONG Care sur les abus dont sont victimes les lanceuses de bière ont trouvé un large écho dans les médias. La presse a également rapporté le lancement en juin 2006 à Phnom Penh par Sharan Burrow, présidente de la CSI, d’une campagne internationale dénonçant ces abus. Face à ce tollé, l’industrie cambodgienne de la vente de bière a adopté en octobre 2006 un code de conduite (1). Celui-ci stipule notamment que les filles seront formées sur la façon de refuser de s’asseoir avec les clients sans les offenser, il proclame aussi une tolérance zéro face au harcèlement sexuel, assure que les employeurs reconduiront les filles à leur domicile après le travail, etc. « La plupart des recommandations de Care se retrouvent dans ce code de conduite, souligne Barbara Fitzgerald. Le problème est que le texte n’existe qu’en anglais ! Dans une formation que nous avons organisée récemment, nous avons demande à 21 lanceuses de bière si elles avaient entendu parler de ce code de conduite. Seules six ont répondu « oui », mais elles n’en connaissaient pas le contenu, vu qu’elles ne parlent que le khmer ». Certains brasseurs, comme Tiger et Angkor Beer, ont adopté de nouveaux uniformes plus adaptés à la culture cambodgienne. D’autres conservent les uniformes sexy.

 

La seule façon d’assurer que ces femmes puissent travailler dans la dignité et sans harcèlement sexuel serait sans doute d’exiger des brasseurs qu’ils les emploient comme serveuses avec un bon salaire fixe, un salaire qui ne dépendrait pas du nombre de bières vendues (car les clients achèteront toujours plus de bières aux filles qui se laissent harceler). Il faudrait pour cela trouver un moyen d’imposer cette règle dans tous les débits de boisson, karaokés et restaurants du Cambodge, car si un endroit applique ce genre de règle alors que son voisin laisse faire, il perdra ses clients…  

 

(1) Disponible en anglais à http://www.fairtradebeer.com/reportfiles/breweries/codeofconduct25oct2006.pdf

 

Note : Pour plus d’informations sur les lanceuses de bières, consulter notamment http://www.ethicalbeer.com/, http://www.beergirls.org, http://www.fairtradebeer.com/

 

 

 

 

 

 

 

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