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C’est dans la tête, docteur

(janvier 1999)

(Reportage publié dans un dossier sur la médecine en Bosnie réalisé pour le Journal du Médecin paru le 8 janvier 1999)

 

 

Par-delà toutes les douleurs physiques endurées pendant la guerre, c’est la souffrance psychique qui demeure la plus intense en Bosnie. Témoins d’atrocités, femmes violées, enfants délaissés, familles déchirées ou déplacées, ... : les syndromes post-traumatiques sont d’autant plus intenses qu’ils sont vécus dans une situation économique et sociale très difficile. Les « psys » tentent de briser la loi du silence.

 

Les habitudes culturelles bosniaques laissent peu de place aux lamentations. Cacher sa douleur est mieux accepté dans la société que confier franchement ses sentiments, que ce soit aux parents ou aux amis. Tout le monde souffre en silence, essaie d’enfouir ses peines au fond de soi-même... avec les conséquences que l’on devine : dépressions, insomnies, cauchemars, difficultés de concentration, agressivité avec, en plus, une foule de maladies d’origine psychosomatiques. Les enfants n’échappent pas au mutisme ambiant. Ainsi, les mamans qui savent que leur mari est mort au combat n’ont souvent pas le courage de le révéler à leurs fils ou filles, qui espèrent toujours le voir revenir, même trois ans après la guerre. La gêne qui envahit leur mère lorsqu’ils lui posent des questions finit par leur faire comprendre qu’il s’agit là d’un sujet tabou, d’un interdit qu’ils évitent dès lors d’aborder avec leurs amis. Bon nombre d’enfants développent alors les symptômes du syndrome post-traumatique. Certains sont amenés à rencontrer un professionnel de la santé mentale qui, par une série de techniques (dessins, histoires à terminer, ...), peut découvrir ce qui se trame dans leur tête.

 

Tous les Bosniaques ont de la peine à gérer ce qui leur est tombé sur la tête depuis 1991. A Sarajevo, le Dr Mediha Dragas, directrice d’un centre de loisirs pour enfants soutenu par l’Unicef, rencontre de nombreux parents déboussolés. « Avant la guerre, tout le monde avait un appartement, un travail garanti à vie, de l’argent pour partir en vacances, ... Puis les combats ont éclaté soudainement, il y avait le bruit infernal des bombes, des rafales de balles, beaucoup ont fui dans les montagnes mais ils n’avaient pas d’abris pour se protéger des loups et des ours. Il y a eu toutes ces atrocités durant quatre longues années, beaucoup de jeunes femmes ont perdu leur mari. L’une des mamans qui vient parfois nous voir a 24 ans. Elle a une fille de cinq ans, son mari a été tué alors qu’elle était enceinte de trois mois. Maintenant, elle vit chez ses beaux-parents, qui attendent qu’elle reste avec eux tout le reste de sa vie alors qu’elle aimerait se remarier. Elle ne trouve pas de travail. Pouvez-vous comprendre ce qu’elle ressent ? En plus, ils habitent un de ces logements désertés par leurs anciens occupants... qui peuvent revenir à tout moment et les jeter dehors, avec l’enfant, au beau milieu de l’hiver ! »

 

                                Le temps d’avoir le cafard

 

Pendant la guerre, les civils n’avaient qu’une idée en tête : survivre. C’était à ce point difficile qu’ils n’avaient pas beaucoup le temps de s’attarder à broyer du noir. Tout juste espéraient-ils que tout aille mieux à la fin des combats... mais ce n’est pas ce qui s’est produit. Si les bombardements sont terminés, la situation économique et sociale des Bosniaques n’a cessé de se détériorer. Ils quittent un enfer pour en trouver un autre : chômage, instabilité des logements, omniprésence des mines, etc. Les angoisses ressurgissent. « Durant le conflit, les gens se sont aménagés quelque chose dans leur tête afin de vivre avec leurs peurs (des snipers, des bombardements, ...), explique Sylvain Lecoin, psychologue au sein d’Handicap International en Bosnie. Ils ont intégré leurs traumatismes et se sont ainsi « blindés » pour s’adapter à la situation de crise. Lorsque celle-ci disparaît, le mécanisme d’autodéfense met un certain temps à s’arrêter et ce n’est que maintenant que ces personnes revivent des angoisses passées. Beaucoup de chose qui semblaient digérées réapparaissent sous d’autres formes (cauchemars, ...), les peurs de sortir de chez soi pendant la guerre se transforment en crises de panique aujourd’hui, sans que le sujet ne comprenne pourquoi ».

 

                                  Couples déchirés

 

Ces problèmes surgissent alors qu’un des éléments structurant la société, le couple, est en crise. Une grande partie des hommes revenus de la guerre n’ont pas retrouvé de boulot. Ils végètent à la maison, où ils se sentent inutiles et entendent les reproches, verbaux ou sous-entendus, de leurs femmes : « je me suis débrouillée seule pour subvenir à mes besoins et à ceux de nos enfants pendant les combats, maintenant tu es là à ne rien faire ». Désemparés face à cette inversion des rôles, déçus d’avoir perdu l’importance qui était la leur durant la guerre, beaucoup d’hommes versent dans l’alcoolisme, un fléau qui avait jusque là épargné la Bosnie. Ils dépensent ainsi l’argent gagné par leur épouse, deviennent violents envers elle, parfois envers les enfants... et les divorces pleuvent. Le même genre de naufrage survient souvent lorsque l’un des éléments du couple était réfugié à l’étranger : il revient au pays en étant imprégné d’une mentalité étrangère et retrouve un conjoint bouleversé par les syndromes post-traumatiques. L’incompréhension est totale.

 

                            « J’aurais voulu que la balle reste dans mon bras »

 

Les femmes ont d’autant plus de mal à supporter les difficultés qu’elles ont été confrontées durant quatre ans à une menace constante de viol, l’une des armes favorites des belligérants. Le nombre de passages à l’acte varie selon les estimations : 30.000, 70.000, ... Nul ne le saura jamais car une grande partie des femmes violées n’en parlent pas. Elles sont honteuses, pensent qu’elles ne méritent plus aucune attention et craignent d’être rejetées par leur famille, ce qui arrive souvent si elles sont tombées enceintes et ont gardé leur bébé. Un sentiment de culpabilité les envahit : « Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour provoquer ça ? » Les mêmes remords rongent la conscience de ceux qui sont les seuls survivants d’un massacre (un peu comme si on était le seul rescapé d’un accident d’avion) et des enfants qui ont été témoins de l’assassinat de leurs parents. Une petite fille de Vogosca s’en veut terriblement parce que la balle qui a éraflé son bras a poursuivi sa route dans le cœur de sa maman. Comment la consoler ?

 

                          Approche révolutionnaire pour la Bosnie

 

Les centres de santé mentale mis sur pieds en Bosnie grâce à une coordination entre ONG ont un rôle important à jouer. Via les entretiens individuels et les thérapies de groupe, le patient souffrant de syndromes post-traumatiques apprend à verbaliser sa douleur, on l’incite à s’affranchir de la loi du silence et il constate qu’il n’est pas le seul à ressentir les mêmes symptômes. « Le fait d’en parler calme en partie la souffrance, affirme Claudio Serafini, un psychologue travaillant pour MSF. Mais c’est une approche nouvelle pour la Bosnie, où on avait l’habitude d’un système centralisé et basé sur l’hôpital psychiatrique ». La réforme du système de soins de santé mentale va dans le sens d’une approche communautaire, avec des équipes multidisciplinaires qui ne recourraient pas systématiquement aux médicaments comme par le passé. « Reste à voir si tout le personnel soignant sera capable de changer sa mentalité pour s’adapter à cette nouvelle approche, note Bart Smet, un Belge employé à Sarajevo par Health Net International. Ceux qui ont travaillé pendant 30 ans dans l’ancien système auront peut-être du mal à s’éloigner de l’approche médicamenteuse ». Prendre le temps d’écouter son patient, lui dire « ton histoire est importante, je voudrais l’entendre » paraît très novateur aux psychiatres formés sous l’ère socialiste.

 

Avoir un endroit où l’on peut parler des tristesses que l’on ressent est d’autant plus important pour les enfants car beaucoup de petits Bosniaques souffrent d’un manque d’attention de leurs parents, aveuglés par leurs propres angoisses et les problèmes socio-économiques. Les psychopédagogues notent des difficultés à se concentrer, une hyperactivité chez de nombreux enfants qui cherchent à attirer l’attention sur eux à l’école, dans les centres de loisirs, ... Cette envie d’être aimé se reporte sur les premiers flirts d’adolescents, où les séparations sont vécues beaucoup plus douloureusement que d’habitude. L’attrait pour la rue, les amis qui traînent et ressentent les mêmes frustrations, l’envie de s’en sortir vite engendre une augmentation de la petite délinquance. On remarque un changement de valeurs chez certains jeunes : l’école n’a une importance que si elle offre des connaissances permettant de gagner de l’argent rapidement (les langues par exemple). Avec, en point de mire, le rêve de quitter un pays qu’ils jugent sans avenir pour tenter leur chance à l’étranger. Ce n’est pas si négatif : souvent, lorsque les enfants traumatisés ébauchent des plans d’avenir, c’est qu’ils ont entamé le processus de guérison...              

 

                                                                                  Samuel Grumiau

 

 

                                     Humour Bosniaque...

 

Dans les situations de grande détresse, l’humour et une certaine forme d’auto-dérision permettent souvent de ne pas verser dans le désespoir. Il en allait ainsi à Sarajevo où, sous les bombardements, les civils se racontaient l’une ou l’autre blague...

 

- Dès les premiers jours du conflit, en 1992, les soldats serbes avaient détruit l’immeuble de la poste de Sarajevo, centre des télécommunications de Bosnie. En signe de victoire, l’un d’entre eux a inscrit sur la façade, en alphabet cyrillique : « Ici, c’est la Serbie ». La nuit suivante, au péril de sa vie, un Sarajevien s’est faufilé à travers les gardes pour écrire en alphabet latin, à côté de ce graffiti : « Mais non, imbécile ! Ici, c’est la poste ! »

Ceux qui la racontent assurent que cette histoire est authentique.

 

- Entre deux bombardements, un officier envoie un soldat prendre son courrier à la poste, dans le centre-ville. Le fantassin revient plusieurs heures plus tard, essoufflé après avoir couru pour échapper aux tirs des snipers : « Chef, chef ! J’ai deux nouvelles, une bonne et une mauvaise. La bonne, c’est que j’ai pu aller jusque la poste. La mauvaise, c’est qu’elle a été rasée ! »

 

- La méfiance et parfois la haine restent de mise entre les communautés qui composent la Bosnie-Herzégovine. A tel point que certains ont rebaptisé la SFOR (la Stabilisation Force de l’OTAN, soit 30.000 hommes censés maintenir la paix) « STay FOrever » (Restez pour toujours)

 

                                                                                     S.G.

 

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