Le rêve dominicain des Haïtiens vire souvent au cauchemar
(octobre 2012)
Reportage inclus dans un dossier « Haïti-République dominicaine » publié sur le site Equal Times le 15 octobre 2012. L’entièreté du dossier est disponible en cliquant sur
http://www.equaltimes.org/wp-content/uploads/2012/10/Equal_Haiti_FR.pdf
Des dizaines de milliers d’Haïtiens fuient chaque année la pauvreté pour tenter leur chance dans le pays voisin, la République dominicaine. Dépourvus de documents de voyage, la plupart contactent des passeurs supposés les aider à traverser clandestinement la frontière. Du « simple » bakchich au viol en passant par les coups de machette et d’autres abus, les rêves d’eldorado peuvent virer au cauchemar.
« Un jour, j’ai entendu dans un débat à la radio que si Haïti demeurait le pays le plus pauvres des Amériques, notre voisin, la République dominicaine, était le pays des Caraïbes le plus visité par les touristes, confie Etienne, 28 ans, un maçon de Santo Domingo originaire de la région de Plaisance (nord d’Haïti). Ca m’a rappelé les beaux vêtements portés par le fils de mon voisin lorsqu’il rentre de son exil en République dominicaine, ses discours sur les possibilités de trouver du travail là-bas. J’ai décidé de ne plus moisir dans mon village où il n’y a aucun emploi, de tenter ma chance à mon tour ».
Comme des dizaines de milliers d’Haïtiens avant lui, Etienne ne possédait pas les documents de voyage nécessaires à traverser légalement la frontière dominicaine. Il s’est donc adressé à un passeur recommandé par un voisin. On trouve des passeurs dans de nombreux villages à travers tout le territoire haïtien. Ils accompagnent les migrants par petits groupes jusque la frontière, où il leur arrive de collaborer avec des passeurs locaux, puis poursuivent leur route jusque la destination souhaitée en République dominicaine. Une recherche menée récemment par la CSI a révélé que les tarifs les plus souvent payés aux passeurs pour un voyage clandestin d’une localité haïtienne vers les plus grandes villes dominicaines (Santo Domingo ou Santiago) varient de 3.500 à 5.000 gourdes (82 à 117 US$).
La frontière est généralement traversée à pied, en dehors des postes de contrôle officiels. Lorsque le franchissement doit avoir lieu à travers une rivière, une chambre à air de camion est parfois utilisée comme bouée pour aider les voyageurs à passer de l’autre côté. Les passeurs connaissent les habitants qui possèdent de telles « bouées ». A Meillac par exemple (non loin de la ville frontière de Ouanaminthe), un villageois demande 100 gourdes (2,4 US$) par voyageur transporté à travers la rivière. Dans certains cas, ce sont des enfants qui effectuent ce travail de passeur de rivière à l’aide d’une chambre à air de camion.
Côté dominicain, les migrants clandestins marchent généralement quelques heures, puis le passeur collabore avec des Dominicains qui les amènent à leur destination finale à bord de véhicules (motos, pickups, voitures, etc.). Certains ont plus de chance : ils peuvent monter à bord d’un véhicule dès la frontière franchie, par exemple un bus d’une ligne régulière, car le passeur ou son réseau ont payé le chauffeur pour qu’il distribue des bakchichs aux militaires affectés aux nombreux postes de contrôle routiers. Pour d’autres voyageurs clandestins, la marche dure plusieurs jours au cours desquels ils ne dorment quasiment pas. Beaucoup souffrent de la faim lors de ces longues marches, certains perdent le contact avec le groupe emmené par le passeur.
De 250 à 300 pesos pour corrompre les militaires
La plupart des passeurs donnent pour instruction aux membres de leur groupe de ne pas s’enfuir s’ils sont interceptés au cours de la marche par les militaires qui gardent la zone frontalière : ils savent qu’en échange d’argent ou d’un travail effectué pour les hommes en uniforme, il sera généralement possible de poursuivre sa route. Les passeurs rencontrés récemment lors d’une recherche de la CSI ont affirmé que ce bakchich oscille aux alentours des 250 à 300 pesos (6,3 à 7,6 US$) par personne. Il arrive cependant que des membres du groupe paniquent lors de l’interception par les militaires… ou que le passeur n’ait donné aucune instruction avant le départ. Les migrants clandestins s’enfuient alors en tous sens et sont poursuivis par les militaires qui peuvent tirer, envoyer des chiens, les frapper s’ils les rattrapent.
« Le 9 avril 2012, durant la nuit, un groupe d’Haïtiens qui pénétraient illégalement en République dominicaine a été intercepté par des militaires, non loin de Las Matas de Farfán, témoigne une représentante du Réseau Jeannot Succès (1) à Thomassique (département haïtien du Centre). Les voyageurs se sont enfuis, mais deux hommes ont chuté et ont été rattrapés par les militaires. Ils ont essayé de se débattre, mais les militaires les ont frappés à coup de machettes. L’un des ces hommes, âgé 36 ans, a eu la main sectionnée à la machette. L’autre, âge de 24 ans, a reçu un grand coup de machette dans le dos. Tous deux ont pu revenir en Haïti, ils ont été soignés de façon sommaire à Thomassique avant de repartir vers leurs régions d’origine, Jacmel et les Gonaïves ».
De nombreux migrants clandestins sont dépouillés de leurs effets personnels (bijoux, montres, casquettes, parfum, vêtements, …) par les hommes en uniforme qui les interceptent. C’est particulièrement le cas lorsqu’ils n’ont pas ou plus d’argent pour payer le bakchich attendu. « En avril 2012, huit personnes m’avait demandé de les amener à Santiago, explique David, un passeur de la région de Pilate (département du Nord). Après le passage de la frontière, à Copey, des militaires nous ont arrêtés et attaché les mains dans le dos. Ils demandaient 250 pesos (6,3 US$) par personne pour nous laisser continuer. Nous n’avions presque plus rien car nous avions déjà dû payer d’autres militaires un peu plus tôt. Ils m’ont frappé à coups de crosse de fusil dans les côtes. Ils ont trouvé 50 pesos sur une des personnes du groupe, j’ai donné les 150 pesos (3,7 US$) qu’il me restait, ils nous ont laissé partir ». Le danger est encore plus grand lorsque les migrants rencontrent des voleurs sur leur chemin : ceux-là ne se contentent jamais d’un bakchich et sont bien plus violents que les militaires.
Passivité des autorités haïtiennes
Des meurtres sont aussi commis lors du franchissement illégal de la zone frontalière, mais lorsque la victime est haïtienne, les enquêtes sont rares. Un colonel de CESFRONT (2) interviewé par les auteurs d’un rapport (3) sur la violence à l’encontre des femmes sur la frontière a ainsi révélé que « lorsque la victime du meurtre est haïtienne, les autorités haïtiennes sont appelées et le corps leur est confié ». Or, les migrants haïtiens ne peuvent compter sur l’aide de leur gouvernement. « Lorsque des violations très graves sont constatées à l’encontre de victimes de nationalité haïtiennes, quand par exemple des cadavres sont découverts suite à un meurtre, les autorités consulaires haïtiennes n’agissent généralement pas. Elles laissent les ONG faire le travail qu’elles devraient effectuer elles-mêmes », dénonce Jeuris Valerio, de Solidaridad Fronteriza (4).
Le passage clandestin de la frontière est particulièrement dangereux pour les femmes et les jeunes filles, en raison des attouchements et des viols qu’elles risquent de subir. Les auteurs de ces violences sexuelles sont le plus souvent des voleurs, des militaires ou policiers, mais ils peuvent aussi être des hommes faisant partie du groupe de migrants clandestins, le passeur ou l’un de ses complices. David, le passeur de Pilate, explique son impuissance face au viol de jeunes filles qui lui avaient été confiées: « En mai 2012, j’accompagnais un groupe de 18 personnes. Dans un chemin reculé, deux voleurs circulant à moto et équipés d’armes à feu nous ont interceptés. Les hommes et les femmes les moins jeunes ont été attachés. Les voleurs se sont ensuite éloignés avec trois filles : l’une était âgée de 18 ans, une autre de 22 ans (sa maman était attachée à mes côtés), la troisième avait 28 ans. Elles pleuraient et criaient mais les voleurs les ont violées, puis les ont ramenées et nous ont libérés. Ils nous ont aussi dépouillés de nos vêtements. A qui porter plainte dans ce genre de situation ? Nous ne serions pas entendus ».
Seul un très petit nombre de cas de violences sexuelles contre les jeunes filles et les femmes commises lors du passage clandestin de la frontière sont révélés par la suite. La honte, la peur d’être considérée comme une personne de petite vertu, les pressions familiales ou d’autres membres de la communauté expliquent ce peu de dénonciations. De façon générale, les migrants clandestins craignent aussi d’être renvoyés de force en Haïti s’ils dénoncent les violations dont ils font l’objet… et sont persuadés que les auteurs d’abus ne risquent pas grand-chose. Dans les rares cas où un militaire est puni pour avoir commis un abus à l’encontre d’un migrant haïtien, la sanction est légère, comme le transfert d’un poste de contrôle à un autre. Pas de quoi inciter à réclamer justice.
Samuel Grumiau
(1) Le Réseau Jeannot Succès est un réseau de défenseurs des droits humains qui observent les trafics et viennent en aide aux victimes, le long de la frontière entre Haïti et la République dominicaine.
(2) CESFRONT (Cuerpo Especializado de Seguridad Fronteriza Terrestre) est une unité de l’armée spécialisée dans le contrôle de la frontière terrestre
(3) « Fanm Nan Fwontyè, Fanm Toupatou. Making visible the violence against Haitian migrant, in-transit and displaced women on the Domenican-Haitian border », Qualitative research report commissioned by the Colectiva Mujer y Salud and Mujeres del Mundo as part of the project “Women in Transit”, 2012.
(4) Une ONG qui défend les droits des migrants haïtiens dans la partie septentrionale de la République dominicaine.
ENCADRE 1 :
Quelques estimations très partielles
Les estimations du nombre d’Haïtiens qui passent la frontière de façon illégale avec l’aide de trafiquants sont difficiles à établir, vu la nature clandestine du trafic et de la traite. Le Réseau Jeannot Succès, un réseau de défenseurs des droits humains qui observent les trafics et viennent en aide aux victimes le long de la frontière, fournit cependant quelques statistiques pour le seul département du Nord-Est d’Haïti:
2009 : 24 320 personnes (16 320 hommes, 7 050 femmes, 950 enfants)
2010 (année du séisme): 48 750 personnes (25 556 hommes, 15 595 femmes, 7 599 enfants)
2011 : 18780 personnes (12 935 hommes, 5 201 femmes, 644 enfants)
Le nombre réel de personnes trafiquées est probablement plus élevé que ces statistiques, car les militants du Réseau Jeannot Succès n’ont pas les moyens de suivre en permanence tous les mouvements de migrants clandestins.
S.G.
ENCADRE 2 :
Une mère et sa fille violées par les militaires
Les abus envers les migrants clandestins peuvent aussi se produire lorsqu’ils rentrent en Haïti. « Le 19 mai 2012, un couple et sa fille de 15 ans ont effectué le voyage depuis Santo Domingo, où ils résident clandestinement depuis plus de cinq ans, vers Baptiste, une localité frontalière haïtienne où ils devaient assister à l’enterrement d’un proche, explique Plaismont Quesnel, représentant du Réseau Jeannot Succès (1) à Baptiste (département haïtien du Centre). Ils ont été interceptés au poste militaire de Calinete. Les militaires ont contraint la mère et la fille à passer la nuit en cellule, tandis que le père a pu traverser la frontière. Toutes deux ont été violées par cinq hommes, de 16h à 10h le lendemain. Elles ont alors été libérées et ont rejoint leur famille à Baptiste ».
S.G.
Le rêve dominicain des Haïtiens vire souvent au cauchemar
Des dizaines de milliers d’Haïtiens fuient chaque année la pauvreté pour tenter leur chance dans le pays voisin, la République dominicaine. Dépourvus de documents de voyage, la plupart contactent des passeurs supposés les aider à traverser clandestinement la frontière. Du « simple » bakchich au viol en passant par les coups de machette et d’autres abus, les rêves d’eldorado peuvent virer au cauchemar.
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« Le plus important pour eux est d’instaurer la peur chez les citoyens »
La répression des activités syndicales est de plus en plus grave au Swaziland. Arrestations arbitraires, menaces, passages à tabac se succèdent pour réduire au silence les militants. Barnes Dlamini, président de la fédération syndicale SFTU (Swaziland Federation of Trade Union), a été arrêté à plusieurs reprises en 2011. Il fait le point sur cette situation.
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