Les Haïtiens rêvent de "Dominicanie"
(janvier 2005)
Reportage publié dans le mensuel d’Amnesty-Belgique francophone, Libertés!, de janvier 2005
La République dominicaine est perçue comme un Eldorado par la majorité des Haïtiens. Moins pauvre, plus stable, elle partage avec Haïti l’île d’Hispaniola mais limite drastiquement l’immigration des Haïtiens. Tout profit pour les petits passeurs de frontière. Hommes, femmes et enfants haïtiens sont prêts à prendre tous les risques pour les suivre.
L’histoire de Raymond, 15 ans à l’heure actuelle, est typique de celle de dizaines de milliers d’Haïtiens qui ont tenté leur chance en République dominicaine. Il était en quatrième année primaire lorsqu’il a dû interrompre sa scolarité parce que sa famille ne pouvait vraiment plus en supporter les frais. Il avait 11 ans à l’époque et vivait chez ses grands-parents dans un petit village situé à 200 km au nord de la capitale, Port-au-Prince. Sa tante, établie en « Dominicanie » (1), a proposé qu’il l’y rejoigne. « J’étais assez content de partir parce que je pensais que j’allais sortir de la misère : ici, je ne mangeais qu’une fois par jour, parfois deux fois, jamais plus. Beaucoup d’amis m’avaient aussi parlé d’une vie meilleure en République dominicaine. Je savais qu’il y avait des dangers, que des enfants partis là-bas n’avaient plus donné de nouvelles par après mais, « misère pour misère », je pensais que ce serait mieux là-bas ».
Se pose alors la question de comment passer en République dominicaine. Pour les enfants comme pour la plupart des adultes haïtiens, se rendre dans ce pays nécessite les services d’un passeur clandestin : obtenir passeport et visas pour ce pays voisin revient beaucoup trop cher par rapport aux revenus des candidats à l’exil. Les passeurs ont deux techniques pour amener clandestinement leurs « clients » de l’autre côté de la frontière : soit en traversant les postes de contrôle aux frontières et ceux dressés par la police sur les routes en payant les hommes en uniforme, soit en passant « par les bois », c’est-à-dire à travers rivières, campagnes, forêts et montagnes. Ce passage peut prendre quelques heures ou plusieurs jours et nuits, selon le nombre de gardes dominicains rencontrés et la qualité des connections établies par les passeurs haïtiens avec des Dominicains.
Passer la rivière Massacre
Comme le passage « par les bois » est moins onéreux que via la corruption des garde-frontières, la tante de Raymond choisit cette première solution, pour un prix de 500 pesos (environ 14 euros) par personne. Un groupe de 17 candidats à l’exil en « Dominicanie » est constitué par le passeur. La tension est grande au moment du départ car chacun connaît les risques : se noyer en traversant la rivière Massacre (qui délimite la frontière entre les deux pays), être arrêtés par des gardes dominicains, être attaqués par des bandits, perdre la trace du passeur et donc errer dans les bois sans manger ni boire, etc. Beaucoup ont entendu parler d’histoires tragiques comme celles de mères qui ont perdu leur bébé ou un jeune enfant lors de courses effrénées pour échapper aux gardes dominicains.
« Nous avons marché environ deux heures côté haïtien avant de traverser la rivière Massacre à gué, explique Raymond. La marche a repris par la suite mais soudain, des gardes dominicains nous ont aperçu. Ils ont tiré en l’air. Nous nous sommes mis à courir le plus vite possible mais, dans notre course, nous avons été freinés par une barrière en fils de fer barbelés qu’il nous fallait traverser. J’étais le dernier à la passer, les gardes m’on attrapé au moment où j’essayais de la franchir en me faufilant par dessous. Les autres membres du groupe ont continué à courir avec le passeur. Les gardes étaient au nombre de cinq. Ils m’ont contraint à me coucher sur le sol, l’un d’entre eux a maintenu une pression sur mon dos avec son pied. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient en espagnol mais ils étaient fâchés et m’ont fouillé. Ils ont trouvé les 5 pesos que j’avais sur moi et me les ont pris, mais ils m’ont laissé le petit sac dans lequel j’avais quelques vêtements. Puis, ils m’ont soulevé pour me jeter par delà la barrière. Je suis retombé brutalement sur le sol de l’autre côté, les gardes ont rebroussé chemin. Je me suis fait mal à un bras en tombant, je saignais. J’étais seul et perdu dans la nuit et j’ai commencé à pleurer, j’étais désespéré. Je me suis mis à marcher sans savoir où aller ».
Le passeur est heureusement venu au secours de Raymond : « Il était revenu sur ses pas et il m’a retrouvé par chance. Il m’a pris dans ses bras et a couru pour rejoindre les autres, mais nous avons à nouveau rencontré des gardes dominicains, qui étaient au nombre de huit cette fois. Ils ont commencé à frapper durement le passeur à grands coups de crosse de fusil, ils disaient qu’ils le tueraient s’il ne donnait pas d’argent. Il hurlait de douleur. Ce n’est qu’après environ quinze minutes, lorsqu’il a donné 1.000 pesos (ndlr : 27 euros) aux gardes, qu’ils nous ont laissés partir. Pendant qu’on battait le passeur, j’étais paniqué, je pleurais mais un garde m’a frappé sous le menton en me disant de la fermer »
Raymond a finalement pu rejoindre son groupe avec le passeur. Le reste du voyage s’est déroulé sans incident majeur. Sa tante l’amène chez elle, où ils peuvent enfin se reposer. Son calvaire n’est pas fini pour autant : à Santiago, sa tante l’oblige à travailler comme domestique dans une famille dominicaine. Elle lui prend l’entièreté de son salaire avant que cette famille ne lui propose d’habiter dans sa maison. Il parvient alors à épargner une petite somme et décide de rentrer à Haïti afin d’utiliser cet argent pour poursuivre sa scolarité. Il dit ne jamais regretter son choix car les emplois accessibles aux Haïtiens en République dominicaine (domestique, mendiant, cireur de chaussures, construction, …) les confinent souvent dans la clandestinité, à la merci des rafles, des vols, agressions et de nombreuses formes d’exploitation : violences physiques, salaires inexistants ou extrêmement bas, humiliations (notamment lors de la mendicité), abus sexuels pour bon nombre d’adolescentes, racisme d’une partie des Dominicains, etc.
Tous les Haïtiens passés en République dominicaine ne subissent pas les mêmes épreuves que Raymond. De nombreux employeurs dominicains traitent correctement les migrants haïtiens et alimentent ainsi le rêve de dizaines de milliers de candidats à l’exil côté haïtien. D’autres exploitent sans scrupule la vulnérabilité des Haïtiens. Ceux-ci continuent à tenter leur chance par centaines chaque semaine en République dominicaine : à défaut de pouvoir vivre décemment en Haïti ou se payer le voyage vers les Etats-Unis sur des embarcations de fortune, la « Dominicanie » est leur seul eldorado. Tous ont la même idée en tête : « Misère pour misère, ça ne peut être pire qu’à Haïti ».
Samuel Grumiau
(1) Nom donné par les Haïtiens à la République dominicaine
Le rêve dominicain des Haïtiens vire souvent au cauchemar
Des dizaines de milliers d’Haïtiens fuient chaque année la pauvreté pour tenter leur chance dans le pays voisin, la République dominicaine. Dépourvus de documents de voyage, la plupart contactent des passeurs supposés les aider à traverser clandestinement la frontière. Du « simple » bakchich au viol en passant par les coups de machette et d’autres abus, les rêves d’eldorado peuvent virer au cauchemar.
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« Le plus important pour eux est d’instaurer la peur chez les citoyens »
La répression des activités syndicales est de plus en plus grave au Swaziland. Arrestations arbitraires, menaces, passages à tabac se succèdent pour réduire au silence les militants. Barnes Dlamini, président de la fédération syndicale SFTU (Swaziland Federation of Trade Union), a été arrêté à plusieurs reprises en 2011. Il fait le point sur cette situation.
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