Les bons offices du syndicalisme bosniaque
(1998)
Article publié dans Le Monde Syndical de décembre 1998, aussi disponible à l'adresse http://www.icftu.org/displaydocument.asp?Index=981207011&Language=FR
Avec un taux de chômage de 60%, un tissu industriel largement détruit et un climat général de méfiance, la Bosnie-Herzégovine se remet difficilement de la guerre qui l’a déchirée. La vague de privatisations qui s’annonce pourra-t-elle relancer l’économie ? Côté syndical, on montre l’exemple en s’efforçant de renouer la coopération entre Musulmans et Serbes.
Lorsque vous demandez à un chauffeur de taxi de Sarajevo s’il veut bien vous conduire à Pale, une ville distante de 15 kilomètres mais située en République Serbe de Bosnie, sa réponse est claire : « Quoi ? Vous conduire à Pale ? Même si vous me donniez 50.000 marks, je n’irais pas ! Mais je peux vous déposer à Dayton ». Le brave chauffeur n’entend pas vous mener à la ville américaine où ont été signés les fameux accords de paix mais au café « Dayton » (le bien nommé), situé à cheval sur la frontière entre la Fédération Croato-Musulmane et la République Serbe de Bosnie[i] (frontière par ailleurs totalement invisible aux yeux du non-initié). Là, des taxis serbes attendent les arrivants de Sarajevo pour les conduire à Pale, fief des Serbes radicaux durant la guerre. On l’aura compris: trois ans après la fin des hostilités, la confiance est loin d’être revenue entre les communautés composant la Bosnie-Herzégovine. C’est dans ce contexte que plusieurs internationales syndicales, dont la CISL, travaillent pour essayer, entre autres, de rapprocher travailleurs serbes, musulmans et croates.
Pas de législation du travail
Le redémarrage des organisations syndicales est difficile dans une Bosnie empêtrée dans un double processus de transition: d’un pays en guerre à une situation de paix et d’une économie socialiste à un système capitaliste. Convaincre les travailleurs de l’utilité de rejoindre un syndicat moderne n’est pas acquis d’avance si l’on sait qu’avant le conflit, l’affiliation était automatique et obligatoire. Le nouvel Etat ne s’étant pas encore doté de sa propre législation du travail, les activités syndicales se déroulent sans support légal : pas de convention collective, de négociations entre partenaires sociaux, etc. Les patrons des sociétés privées en profitent pour appliquer leurs propres lois. La plupart d’entre eux occupent cette position grâce au soutien du parti politique au pouvoir, que ce soit en Fédération Croato-Musulmane ou en République Serbe de Bosnie. Gare à ceux qui protestent : « Critiquer la direction ou simplement faire valoir ses droits comporte des risques pour le travailleur et sa famille, souligne Jürgen Buxbaum, représentant de la CISL en Bosnie-Herzégovine. Nous connaissons de nombreux cas où un parent du contestataire s’est vu refuser un service normal de son administration municipale, qui lui répond que c’est une conséquence de ses protestations à l’usine ».
Le même flou législatif entoure le processus de privatisation. Avant la guerre, toutes les entreprises étaient la propriété - théorique - de la société, c’est-à-dire de leurs travailleurs, qui les géraient à travers d’organes représentatifs... largement influencés par le Parti Communiste. Il arrivait fréquemment qu’ils financent une réparation ou une extension de l’usine par une retenue sur leurs salaires. Dès le début de la décennie 90, le gouvernement de l’ex-Yougoslavie avait entamé un début de privatisation en autorisant les travailleurs à acheter des parts de leur entreprise. Le pays est entré en guerre alors que ce processus était en cours : certaines sociétés avaient déjà vendu 60% de leurs parts à leurs salariés, d’autres n’avaient encore rien cédé. A la fin des hostilités, l’Etat a adopté une loi par laquelle il s’arroge la propriété des entreprises. Les travailleurs ne sont pas dépouillés de leurs parts mais tout le reste, autrefois aux mains de « la société », devient propriété des autorités publiques qui, sous la pression de la communauté internationale, décident de privatiser.
Volés deux fois
Une première vague de privatisation débute à la fin de cette année. Elle ne concerne que les entreprises de moins de cinquante employés et d’une valeur inférieure à 500.000 marks, mais les problèmes qu’elle soulève sont déjà inextricables. Ainsi, dans de nombreux cas, les traces écrites prouvant la possession de parts ont été détruites durant les combats. « Nous sommes volés deux fois », déclarent de nombreux délégués syndicaux : « d’une part, l’Etat vend à son profit des usines dont nous avons contribué à financer les investissements via les retenues sur nos salaires. De l’autre, il nous sera impossible d’acheter les parts mises en vente lors de la privatisation. Personne n’a cet argent en Bosnie-Herzégovine, sauf les criminels ou les profiteurs de guerre et les « pistonnés » par la politique ». Les grandes manoeuvres de la privatisation inciteront certains détenteurs de parts à les vendre pour se constituer des économies. Avdija Sesto, délégué syndical de Klas, une boulangerie industrielle de Sarajevo, s’inquiète: « Les travailleurs possèdent 55 % des parts de Klas, le reste appartient à l’Etat. Certains employés ont des soucis financiers et voudraient céder leurs parts, mais nous craignons que la valeur de celles-ci soit sous-estimée en prenant la guerre comme prétexte. Nous redoutons également les pressions politiques qui favoriseraient tel ou tel acheteur, c’est pourquoi nous demandons à nos membres de ne vendre leurs parts qu’à d’autres travailleurs de Klas ».
Afin de réparer un tant soi peu l’injustice dont est victime la population, les autorités bosniaques ont imaginé de distribuer des coupons à toute personne vivant dans le pays et âgée de 18 ans en 1991. Leur valeur n’est pas encore fixée avec précision, mais elle devrait approcher les 2.000 marks. Tout citoyen bosniaque pourra s’en servir pour « acheter » à l’Etat le logement qu’il occupe ou des parts de son entreprise. Le nombre de coupons reçus dépendra d’une série de critères (nombre d’années de travail, participation au conflit en tant que soldat, ...). La distribution et l’utilisation de ces coupons promet bien des complications. En effet, de nombreux Serbes qui vivaient à Sarajevo ou ailleurs dans la Fédération Croato-Musulmane ont fuit vers la République Serbe pendant la guerre, et rares sont les Musulmans ou Croates à avoir osé demeurer côté serbe. Ces dizaines de milliers de personnes déplacées sont hébergées dans des centres collectifs ou... dans les maisons désertées par la communauté adverse. Au désespoir de la communauté internationale, ils ont très peur de rentrer chez eux, où leur nationalité serait minoritaire. Pour quel logement vont-ils utiliser leurs coupons ? Par exemple, un Serbe ne va-t-il pas revenir un jour dans l’appartement qu’il occupait à Sarajevo mais qui est maintenant habité par un Musulman... qui l’a acheté grâce à ses coupons ?
« Si je t’avais rencontré en 1992, je t’aurais tué ! »
Dans un tel climat de méfiance et d’incertitude, on imagine la difficulté d’obtenir un mouvement syndical uni. Pour l’instant, aucun syndicat bosniaque ne représente l’ensemble des travailleurs du pays et la CISL n’y compte par conséquent aucun affilié. « L’une des principales raisons de notre présence en Bosnie est d’essayer de favoriser le rapprochement entre les syndicalistes des trois communautés (Musulmane, Serbe et Croate), explique Jürgen Buxbaum. Ils ont beaucoup d’intérêts et de problèmes communs. Je pense notamment aux milliers de travailleurs qui vivaient dans l’autre entité avant la guerre : les documents relatifs à leur passé professionnel sont demeurés dans leur ancienne entreprise. Or, il est très important qu’ils les récupèrent en vue, par exemple, du calcul de leur pension, mais ils n’osent pas se déplacer dans l’autre entité ». La CISL organise de nombreux séminaires et conférences, en Fédération Croato-Musulmane comme en République Serbe. « C’est parfois difficile, poursuit le représentant de la CISL, parce que nous sommes dans un petit pays où tout le monde se connaît : parfois, un participant à une réunion commune sait qu’un interlocuteur de l’autre communauté a pris les armes pendant la guerre. Début novembre, il y a eu un séminaire à Gorazde, l’ancienne enclave musulmane dans les territoires serbes, qui n’est actuellement reliée à la Fédération Croato-Musulmane que par un mince corridor. Cette ville a été bombardée pendant trois ans et demi par les Serbes, des choses effroyables s’y sont déroulées et c’était la première fois que des syndicalistes de la République Serbe osaient entrer dans Gorazde. Ils ont compris qu’ils avaient tout intérêt à collaborer et ont promis de le faire à l’avenir. J’ai été marqué par les retrouvailles entre deux anciens amis, l’un Serbe et l’autre Musulman, deux syndicalistes qui ne s’étaient plus revus depuis le début de la guerre. L’un a dit : « si je t’avais rencontré en 1992, je t’aurais tué ». L’autre a répondu la même chose, mais ils se sont parlé et, finalement, ont partagé un long moment ensemble au restaurant. Ils ne sont pas redevenus amis mais ils sont prêts à collaborer. Nous avons là un beau rôle à jouer en faisant le premier pas dans la réconciliation entre syndicalistes ».
L’intervention de la CISL est particulièrement bienvenue en République Serbe, qui souffre d’isolement sur la scène internationale. « Avant la guerre, certains de nos produits étaient connus dans le monde entier mais nous ne pouvons plus les exporter aujourd’hui car la guerre a provoqué la perte de nos contacts à l’étranger, déclare Cedo Volas, le président de la Confédération des syndicats de République Serbe. Nous espérons que la privatisation nous permettra de les rétablir ». En pratique, cet enthousiasme se heurte à la méfiance de bon nombre d’étrangers (et donc d’investisseurs potentiels) vis-à-vis des Serbes de Bosnie, perçus comme les agresseurs durant la guerre et chez qui les leaders nationalistes ont toujours la cote (tout comme dans les autres communautés). Lorsque l’OTAN était à deux doigts d’effectuer des frappes aériennes au Kosovo, les ambassades des pays occidentaux ont recommandé à leurs ressortissants de ne pas pénétrer sur le territoire de la République Serbe par crainte de représailles. Les autocollants pro-Karadzic (leader extrémiste des Serbes de Bosnie durant le conflit) toujours affichés dans Pale ne sont, il est vrai, pas faits pour rassurer... « De toutes façons, moi, je ne circule pas dans cette entité après le coucher du soleil, c’est dangereux », lance un homme d’affaires européen.
Rompre l’isolement serbe
Bravant les réticences de la communauté internationale, la CISL a organisé, en octobre dernier, une série de séminaires dans la partie occidentale de la République Serbe, réputée plus extrémiste. C’était la première fois qu’une organisation étrangère tenait un tel événement dans cette région, qui s’étend autour de Pale. « Ce sont les séminaires les plus difficiles que j’aie jamais animés, déclare Jürgen Buxbaum. Quelques participants m’ont reproché d’être un représentant de la communauté internationale qui attaque les Serbes, d’être un Allemand et donc identifié à la politique de l’OTAN en Bosnie et au Kosovo, ... Mais, globalement, nous avons pu nous parler ouvertement et nombreux sont les participants à avoir exprimé leur satisfaction que nous soyons venus. Ils sont très intéressés par les problèmes syndicaux, les conseils que nous pouvons leur donner, le futur des travailleurs dans une économie de marché, etc. Les considérations ethniques dominent encore toutes les autres, mais ils rencontrent les mêmes difficultés que leurs collègues de la Fédération Croato-Musulmane : dictature des patrons, privatisations illégales, non-paiement et petitesse des salaires, mauvaise qualité des marchandises, ... »
Et les Croates ?
Si les syndicalistes musulmans et serbes ont renoué le contact et se rapprochent peu à peu, il n’en va pas de même au sein de la Fédération Croato-Musulmane. Toutes les organisations syndicales internationales présentes en Bosnie sont confrontées à une absence de coopération des travailleurs employés dans les territoires contrôlés par les Croates. Il est vrai que le parti nationaliste au pouvoir dans les cantons croates mène, de façon non-officielle, une politique de répression envers les activités syndicales. Mostar, une ville coupée en deux par l’ancienne ligne de front, en est l’exemple typique : aucun syndicat n’est actif dans la partie croate alors qu’il en existe côté musulman. Ce ne sont pourtant pas les problèmes qui manquent puisque sur les 120.000 habitants de la ville, seuls 10.000 ont un travail actuellement alors qu’ils étaient 50.000 avant la guerre. Les hommes n’osent pas traverser la limite qui sépare les deux parties de Mostar, seuls les enfants et quelques femmes s’y aventurent. Parmi elles, une représentante de la FIET (Fédération internationale des employés, techniciens et cadres), qui tente courageusement de renouer le contact entre les travailleurs. Cela prend du temps... mais les jeunes Bosniaques n’en ont pas, eux qui rêvent d’un avenir plus prometteur à l’étranger. Toute la Bosnie est confrontée à l’exode de ses jeunes intellectuels. « Nous manquons d’enseignants parce que la plupart des jeunes ont quitté la région ou exercent des professions plus lucratives, explique Milanka Lucic, la secrétaire générale du Syndicat des enseignants de l’entité serbe. Nous devons demander aux professeurs pensionnés de reprendre du service pour les remplacer ! Il est dès lors très difficile de dispenser des cours qui suivent le progrès technologique ».
Le processus de privatisation pourrait redistribuer les cartes en faveur des jeunes, mieux formés que leurs aînés et connaissant souvent l’anglais. Les investisseurs étrangers pourront également compter sur les milliers de réfugiés qui ont fui durant la guerre et qui sont de retour avec, dans leurs bagages, une expérience de travail dans une contrée occidentale et la maîtrise de sa langue. Ceux-ci sont rejetés par les Bosniaques demeurés au pays : « Vous n’avez pas souffert comme nous, vous vous êtes enrichi à l’étranger pendant que nous étions sous les bombes ». C’est oublier que beaucoup de familles ont survécu - et survivent encore - grâce à l’argent envoyé par ces réfugiés, qui sont aujourd’hui plus méprisés que les ressortissants de la communauté adverse. Certaines offres d’emploi locales les excluent explicitement, mais beaucoup travaillent pour le compte d’organisations internationales établies en Bosnie.
La société bosniaque est malade de ses divisions : entre communautés ; entre autochtones et personnes déplacées ; entre ceux qui sont restés et les réfugiés de retour ; etc. La méfiance est telle que la SFOR (Stabilisation Force de l’OTAN, composée de 30.000 soldats et censée maintenir la paix) a été rebaptisée « Stay forever » (restez pour toujours) par certains habitants. Le processus de privatisation aidera-t-il à stabiliser et développer le pays ? Beaucoup de délégués syndicaux y croient. Pour une fois qu’il apporte un peu d’espoir...
Samuel Grumiau
Quelques chiffres...
On dénombre aujourd’hui 185 organisations non-gouvernementales actives en Bosnie-Herzégovine et 36 organisations internationales (ONU, OSCE, ...). En 1996, l’aide internationale à destination de la Bosnie-Herzégovine s’élevait à 1,9 milliard de dollars. En 1997, elle a atteint 1,8 milliard.
Le produit national brut de la Bosnie-Herzégovine en 1997 ne représentait que 17% de celui de 1991
La CISL en Bosnie
Le bureau de la CISL en Bosnie-Herzégovine est situé dans la capitale, Sarajevo. Trois personnes y travaillent, essentiellement aux tâches suivantes :
- Favoriser le rapprochement entre les syndicats de la Fédération Croato-Musulmane et de la République Serbe
- Organisation à Sarajevo d’une conférence, les 20 et 21 janvier 1999, sur la dimension sociale de la reconstruction et du processus de transition.
- Tenue de séminaires de formation et d’informations pour les syndicalistes bosniaques
- Conseiller les syndicats qui en font la demande, par exemple lors de grèves, de négociations avec le gouvernement, ...
- Organiser des contacts internationaux pour les syndicats bosniaques... et des contacts en Bosnie pour les syndicats étrangers
- Offrir aux syndicats bosniaques l’aide d’une juriste : comparaison des législations dans les deux entités, de leur avancement par rapport aux conventions de l’OIT, ...
[i] En vertu des accords de paix de Dayton, la Bosnie-Herzégovine est divisée en deux entités : la Fédération Croato-Musulmane et la République Serbe, dont les capitales respectives sont Sarajevo et Banja Luka (Sarajevo étant par ailleurs la capitale de l’Etat de Bosnie-Herzégovine). Chaque entité possède son propre gouvernement et parlement.
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