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Une « procédure traite » au goût de trop peu

(mars 2008)

Article publié dans le mensuel d'Amnesty-Belgique francophone, Libertés!, de mars 2008, aussi disponible sur l'adresse http://www.libertes.be/

 

Une « procédure traite » au goût de trop peu

 

La législation belge est l’une des premières à prévoir une protection efficace des victimes de la traite qui acceptent de collaborer avec la justice. Peu de prostituées acceptent pourtant d’utiliser cette opportunité pour dénoncer leurs proxénètes.  

 

La loi belge permet à une victime de traite d’êtres humains (TEH) d’obtenir une protection et un permis de séjour temporaire à condition de respecter trois exigences : quitter le milieu qui l’exploitait ; être accompagnée par l’un des trois centres d’accueil spécialisés dans l’aide aux victimes de TEH (1) ; porter plainte ou témoigner contre les personnes qui l’ont exploitée. Dès qu’une victime se fait connaître, elle dispose d’un délai de réflexion de 45 jours avant de décider si elle accepte de se conformer à ces exigences. Elle peut être hébergée durant cette période dans l’une des maisons gérées par les centres d’accueil, dont les adresses sont secrètes pour garantir sa sécurité, et y recevoir une aide juridique et administrative ainsi qu’un soutien psychosocial. Si elle décide de collaborer avec la justice belge, elle peut rester dans ces maisons durant plusieurs mois. A l’issue du procès, quand la plainte ou les déclarations de la victime ont conduit à une condamnation, elle a droit à un titre de séjour définitif. Si la procédure judiciaire n’aboutit pas à une condamnation, la victime peut, dans certains cas, obtenir une régularisation sur base de son degré d’intégration en Belgique.   

 

Cette procédure est valable pour les victimes de toutes les formes de TEH, pas uniquement dans la prostitution. Elle a pour avantage de garantir à la victime d’être traitée comme telle (et donc de ne pas être expulsée par le prochain avion…) et vise à susciter un maximum de témoignages permettant de condamner les auteurs de traite. Malgré ces bonnes intentions, le nombre de victimes acceptant de suivre cette procédure est assez limité. En 2007 par exemple, le centre d’accueil situé région bruxelloise, Pag-Asa, n’avait ouvert que 19 nouveaux dossiers de prostitution (sur un total de 74 nouveaux accompagnements de victimes de traite en général). En 2006, seuls 28 nouveaux cas liés à la prostitution avaient été traités par Payoke (situé à Anvers), et ils n’étaient que 19 auprès de Sürya (Liège).

 

                          Des victimes qui ne se voient pas comme telles

 

Comment expliquer qu’un si petit nombre de prostituées victimes de TEH acceptent de suivre cette procédure ? Les policiers et associations de terrain expliquent que malgré l’exploitation, beaucoup de victimes de la traite ne se considèrent pas comme telles : la plupart savaient qu’elles feraient ce genre de travail en Europe occidentale, et même en devant donner une bonne partie de leurs gains à leurs proxénètes, elles gagnent bien plus que dans des pays comme la Bulgarie ou la Roumanie. Il est souvent difficile, dans ces conditions, de les convaincre de se plier aux règles de la procédure prévue par la loi belge.

 

« Outre qu’elles ont peur de dénoncer leurs proxénètes car les pénalités qu’ils encourent ne sont pas à la hauteur des risques engendrés pour elles et leurs familles, il y a effectivement ce problème économique, confirme Sophie Jekeler, directrice de la Fondation Samilia (2) : si elles dénoncent les réseaux, elles reçoivent une aide sociale du CPAS, environ 560 euros pour une personne isolée, soit bien moins que ce qu’elles gagnaient dans la prostitution. Il y a 10-15 ans, elles étaient tellement exploitées que lorsqu’elles décidaient de dénoncer, le « petit » CPAS leur permettait de vivre de façon très mesurée ici. Actuellement, les réseaux ont compris que ça ne servait à rien d’autant les exploiter, ils préfèrent garder une femme dans la prostitution en lui laissant par exemple 2.000-2.500 euros par mois, même si elle en rapporte 10.000. Jamais elles ne trouveront une activité professionnelle qui leur permettra d’avoir de tels revenus ». Obtenir des proxénètes condamnés qu’ils paient à leurs victimes au moins une partie de l’argent qu’ils leur ont pris pourrait en décider davantage à témoigner.

 

                               Comment faire passer le message ?

 

Malgré leurs efforts, policiers et associations de terrain reconnaissent aussi qu’ils ne parviennent pas toujours à avertir une victime potentielle de l’existence de la procédure d’aide. La majorité des victimes ne comprennent pas les langues couramment parlées en Belgique, et même lorsque les intervenants de terrain sont accompagnés d’interprète, il est très délicat d’aborder le thème de la traite dans un bar ou une rue de prostitution, sous les yeux d’autres personnes potentiellement liées aux proxénètes (dames de compagnie, prostituées plus anciennes, etc.). L’association Espace P, dont les bureaux sont situés au cœur du quartier chaud de Bruxelles, envoie chaque semaine ses équipes à la rencontre des prostituées, mais les possibilités de leur parler de sujets « délicats » sont limitées. « Nous essayons de n’aborder la question de la loi de protection des victimes de traite que dans un espace clos où personne d’autre ne peut entendre, explique Isabelle Jaramillo, coordinatrice d’Espace P. Souvent, c’est dans le cabinet médical de notre bureau que nous pouvons en parler le plus tranquillement. Mais les femmes qui travaillent la nuit ne viennent pas à notre permanence du soir car elles ont lieu durant leurs heures de travail… et le matin, elles dorment. Par ailleurs, franchir le pas vers Espace-P demeure difficile pour les victimes de traite, car elles ne sont pas libres de leurs mouvements ».

 

A Bruxelles, dans la zone de police où se situe la rue d’Aerschot, cinq policiers sont chargés de lutter contre la TEH. En civil, ils effectuent des contrôles réguliers des filles, tandis que les patrouilles en uniforme ont pour mission de sécuriser quelque peu une rue où le proxénétisme va souvent de pair avec toute une série de trafics (stupéfiants, armes, papiers, …). « Nous essayons de faire en sorte que les filles nous connaissent, qu’un certain lien de confiance s’établisse, explique Johan Debuf, du service « TEH » de la police de Bruxelles Nord. Nos contrôles nous permettent aussi de détecter certains problèmes, par exemple si la fille ne peut nous présenter qu’une copie de ses documents, ce qui est suspect. On laisse une carte de visite, un numéro de GSM où elles peuvent nous contacter : elles ne se confient peut-être pas beaucoup lors du contrôle, mais si elles nous appellent par la suite, on s’arrange pour voir la personne seule ». Parfois, ce sont des clients qui alertent les associations de terrain ou les centres d’accueil Pag-Asa, Payoke ou Sürya pour signaler tel ou tel cas suspect.

     

L’obligation pour la victime de cesser tout contact avec le milieu de la prostitution peut aussi décourager les filles les « moins » exploitées d’entrer dans cette procédure. « Il n’est pas toujours facile pour des victimes venues de leur plein gré en Belgique d’accepter de rester plusieurs jours ou mois encadrées par une maison d’accueil, sans pouvoir faire un « pas de travers » sous peine de voir l’arrangement tomber, malgré leur courage de dénoncer un proxénète, explique Jean-Luc Haentjens, un autre policier du service « TEH » de Bruxelles Nord. On a souvent affaire à des jeunes filles de 18 ou 19 ans qui ont été retirées de leur milieu familial depuis l’âge de 16 ans. Et tout à coup, parce qu’elles ont osé dénoncer leur proxénète, on leur demande d’avoir la maturité d’une femme de 30 ans. C’est une demande normale, mais la vie s’ouvre enfin devant ces jeunes filles, elles pourraient sortir en boîte avec des copines et auraient dès lors tendance à garder des contacts avec les seuls gens qu’elles connaissent en Belgique, dans le milieu de la prostitution…».

 

Si la procédure « TEH » prévue par la législation belge a pour objectif louable de faciliter l’arrestation des exploitants, elle devrait sans doute être complétée par une aide pour les victimes qui n’osent pas ou ne peuvent pas collaborer avec la police. « Il y a des victimes qui sont clairement exploitées mais ne connaissent pas le nom de leur exploitant, leur adresse, qui ne peuvent amener suffisamment d’éléments aidant la justice belge, note Heidi De Pauw, directrice de Pag-Asa. Actuellement, le système est un peu dur : si une victime ne collabore pas avec la justice, elle a le choix entre tomber dans illégalité ou retourner dans son pays. Il est normal de demander quelque chose en échange d’un titre de séjour, mais il faudrait prévoir une aide humanitaire pour les autres victimes ».

                                                                                         Samuel Grumiau

 

(1)     Pag-Asa à Bruxelles, Sürya à Liège et Payoke à Anvers

(2)     La Fondation Samilia a pour objectif de contribuer à la lutte contre la TEH, www.samiliafoundation.org

 

 

 

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