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D’un piège à l’autre !

(mars 2008)

Article publié dans le mensuel d'Amnesty-Belgique francophone, Libertés!, de mars 2008, aussi disponible sur le site www.libertes.be

 

                                    D’un piège à l’autre !

 

La grande majorité des prostituées victimes de traite des êtres humains sont arrivées en Belgique de leur plein gré. Beaucoup savaient ce qu’elles viendraient y faire. Mais pas dans des conditions pareilles…

 

En Belgique comme dans d’autres pays européens, la traite des êtres humains (TEH) à des fins de prostitution existe depuis des décennies mais c’est vers le début des années 90 qu’elle éclate au grand jour, entre autres suite à la parution d’un livre du journaliste Chris De Stoop (1), qui a contribué à la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire. Une législation protégeant les victimes qui collaborent avec la Justice est ensuite adoptée en 1995. Treize ans plus tard, le constat n’a guère changé : des centaines de personnes prostituées en Belgique demeurent victime de la TEH… mais il n’y a toujours pas de statistiques précises sur le nombre de prostituées, qu’elles soient contraintes ou non à exercer « le plus vieux métier du monde » (2). Et côté politique, il n’existe pas encore de vision commune sur la manière de lutter efficacement contre l’exploitation des personnes prostituées. Chaque autorité communale adopte sa propre attitude face au phénomène, allant de l’indifférence à la répression « tolérance zéro », en passant par la complaisance envers la prostitution (et la perception de taxes sur les vitrines – 2.500 euros par an et par fille dans une rue bruxelloise connue pour sa prostitution, la rue d’Aerschot !). Certaines communes ne s’intéressent à la prostitution que lorsqu’elle devient visible en rue, d’autres essaient de la limiter « dans une certaine zone et sous surveillance policière » (comme à Anvers).

 

L’origine des victimes de TEH et de leurs proxénètes a évolué ces dernières années, tout comme la façon dont leurs relations sont établies. Le rapprochement puis l’intégration dans l’Union européenne de pays relativement pauvres comme la Bulgarie et la Roumanie ont facilité la tâche des exploitants, qui ne doivent plus trouver mille et une astuces pour amener les filles de ces pays vers les lieux de prostitution en Belgique. Rue d’Aerschot, les policiers constatent cette évolution : « Sur environ 300-350 filles actives quotidiennement dans cette rue, on peut estimer qu’il y a environ 220-230 Bulgares, une cinquantaine de Roumaines, une cinquantaine d’Albanaises, quelques Françaises, Belges et d’autres nationalités », indique Johan Debuf, du service « TEH » de la police de Bruxelles Nord. Cette tendance se retrouve ailleurs en Belgique. Une analyse de l’origine des victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle qui ont été prises en charge par les centres d’accueils agréés confirme qu’en 2006, une majorité était originaire d’Europe de l’Est, principalement de Bulgarie et de Roumanie, mais aussi du Nigeria (3).

 

Dans les années 90, de nombreux reportages ont dénoncé les exploitations de filles kidnappées dans leur pays d’origine, ou trompées par des « fiancés » qui les attiraient en Europe occidentale avant de les vendre à des réseaux de prostitution. Beaucoup étaient tabassées et violées jusqu’à ce qu’elles se soumettent. Ces cas extrêmes se rencontrent encore à l’heure actuelle, mais ils se raréfient, entre autres grâce aux campagnes d’information et de prévention menées dans des pays comme l’Ukraine ou l’Albanie. Actuellement, dans beaucoup de cas, les prostituées étrangères victimes de TEH étaient déjà prostituées dans leur pays. D’autres se doutaient ou savaient, avant de partir, qu’elles risquaient de travailler dans un domaine à connotation sexuelle, mais pas dans les conditions d’esclavage moderne qui leur sont souvent imposées. L’intermédiaire, le « petit ami » qui leur fait miroiter un emploi en Europe occidentale parle parfois d’un travail d’entraîneuse dans les « bars à champagne », de strip-teaseuse… il se garde bien de lui dire qu’en réalité, elle devra se prostituer jusque douze heures par jour dans une vitrine ou sur un trottoir, sept jours sur sept, et qu’elle aura un gain minimal à rapporter à un proxénète, sous peine de punition.

 

 « C’est parfois très grave, notamment dans le milieu gitan, souligne Johan Debuf. On a déjà eu des cas où la fille est en période de menstruations mais son proxénète la contraint à accepter d’autres pratiques, d’autres types de pénétrations, car elle doit travailler tous les jours ». La somme minimale à rapporter au proxénète amène aussi la victime de TEH à accepter de prendre de grands risques pour sa santé. « Des clients demandent d’avoir des rapports sexuels avec des filles sans préservatif, en payant plus. Pour une fille exploitée qui doit rapporter 500 euros avant la fin de la nuit, le choix est vite fait, même si elles en connaissent les dangers », indique Heidi De Pauw, directrice de Pag-Asa, l’un des centres d’accueil de victimes de la traite agréés en Belgique.

 

                                                Un 50-50 biaisé

 

La répartition des gains entre proxénète et victime de traite a tendance à évoluer. Les proxénètes bulgares ont la réputation d’imposer un partage 50-50 de l’argent gagné par leurs prostituées. Ils essaient de présenter cette répartition comme équitable, mais les calculs sont rapidement faussés. Johan Debuf : « Le proxénète dit à la fille qu’il organise son arrivée en Belgique, son logement, la mise en place dans le bar, sa protection contre les vols. Jusque là, les filles sont d’accord avec ce partage mais en réalité, le 50-50 est tronqué : quand la fille gagne 500 euros par jour, elle doit en donner 250 à son proxénète, mais elle doit retirer de sa propre part les frais de location de la vitrine (de 150 à 250 euros par demi-journée à la rue d’Aerschot), de logement, etc. ».

 

Il semble aussi que les proxénètes aient tendance à moins frapper leurs filles que par le passé, pas uniquement par souci de « préserver la marchandise », mais aussi pour éviter de laisser des traces pouvant servir de preuves en cas de dénonciation. La violence est davantage psychologique, notamment sous la forme de menaces envers la famille restée dans le pays d’origine. « Parfois, il suffit qu’un proxénète dise à une fille « Je sais où se trouve ton enfant » pour qu’elles continuent dans la prostitution car même si cette menace n’est pas réelle, elles ne prennent pas de risque », explique Heidi De Pauw. La violence psychologique s’exerce aussi par une restriction de la liberté de mouvement. « Quand vous passez devant elles, les filles sourient mais derrière ce masque, il y a encore beaucoup de drames, indique Wim Bontinck, chef de la cellule « TEH » de la police fédérale. Presque six filles sur dix sont quasiment séquestrées, elles n’ont pas la possibilité de téléphoner, de sortir non accompagnées ».

 

                                                A qui faire confiance ?

 

Beaucoup de victimes de TEH ne connaissent en Belgique que les personnes qui les exploitent ou d’autres mailles du réseau, par exemple d’autres prostituées travaillant depuis plus longtemps pour le même proxénète et qui sont aussi chargées de les surveiller. Il y a aussi les « dames de compagnie », généralement des femmes plus âgées assises un peu à l’écart dans le « bar ». Chargées d’assurer une présence rassurante en cas de « client à problème », ce sont souvent elles qui collectent l’argent pour payer le loyer de la vitrine, et elles connaissent les proxénètes. Bref, la victime n’a pas grand monde à qui faire confiance… Heidi De Pauw : « Les filles se sentent surveillées. Un jour, une fille qui parlait avec la police a reçu un coup de téléphone de son proxénète, qui se trouvait en Bulgarie et lui demandait pourquoi elle parle si longtemps avec cet homme. Elle ne savait pas qui l’avait prévenu : une autre fille, la dame de compagnie, … ».

 

Pour tenir le coup dans ces conditions, les filles les plus exploitées ont souvent recours à des produits dopants. « Des jeunes filles arrivent de leur pays en bonne santé, mais en quelques mois, on voit parfois leur aspect extérieur se détériorer, témoigne Johan Debuf. Le problème n’est pas uniquement leur train de vie, mais les produits qu’elles prennent pour les supporter, comme les stupéfiants et l’alcool ». La dépendance aux drogues nécessite de gagner plus d’argent, et donc d’accepter de plus en plus de clients… Le piège est refermé.   

 

                                                                                         Samuel Grumiau

 

 

(1)     « Elles sont si gentilles, Monsieur »

(2)     Amnesty lutte contre toute forme de traite des êtres humains, y compris à des fins de prostitution, mais n’a pas de position concernant la prostitution elle-même. Ce dossier se concentre donc sur les personnes contraintes à la prostitution ou exploitées dans ce domaine, sans nier l’existence en Belgique de personnes prostituées de leur plein gré, sans proxénète.    

(3)     Source : Centre pour l’égalité des chances, Rapport Traite des êtres humains 2006.  Les victimes étaient originaires de Bulgarie (16,9%), de Roumanie (13,1%), de Russie (8,3%), d’Albanie (6,9%), d’Ukraine (5,0%) et de Moldavie (3,9%). 17,8% venaient du Nigeria.

 

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