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Perles de culture: derrière le rêve, l'exploitation ?

(juillet 2000)

Article publié dans Le Monde Syndical de juillet 2000, aussi disponible à l'adresse http://www.icftu.org/displaydocument.asp?Index=991211136&Language=FR

 

 

Domaine peu connu du syndicalisme international, la perliculture assure la survie économique de nombreux atolls dans l’Océan Pacifique. Reportage dans des îles paradisiaques où l’on travaille parfois très dur, en négligeant les consignes de sécurité (1).

 

La Polynésie française, ses belles plages, ses lagons bleus… Les images de rêve ont fait le tour de la planète mais, pour les habitants, le tourisme de luxe ne suffit pas à assurer la croissance économique. Or, les transferts d’argent en provenance de la France qui compensaient la fermeture du Centre d’expérimentation nucléaire du Pacifique (CEP) toucheront à leur fin en 2006 (voir Le Monde syndical de … 2000). Comment les Tahitiens vont-ils pouvoir maintenir leur train de vie actuel, l’un des plus élevés d’Océanie ? L’exploitation des ressources de la mer, via la pêche et la perliculture (2), est considérée par beaucoup comme une planche de salut car c’est l’une des rares activités rentables dans ces îles perdues au milieu du Pacifique. Si la pêche n’est pas encore développée à grande échelle, la perle noire de Tahiti a déjà conquis ses lettres de noblesse dans la bijouterie de luxe, à tel point que son exportation est devenue la deuxième source de revenus en Polynésie française, juste après le tourisme, et qu’elle est le gagne-pain d’une famille sur quatre dans l’archipel des Tuamotu. Les conditions de vie et de travail dans les fermes perlières n’ont toutefois pas suivi la même amélioration.

 

« Investir dans la perliculture est la plus grosse connerie que j’ai faite dans ma vie », confie Joseph Tetua, un petit producteur de l’atoll de Rangiroa, qui peut pourtant compter sur les revenus de sa pension familiale pour joindre les deux bouts. Voici dix ou quinze ans, beaucoup de Polynésiens ont cru que la création d’une ferme perlière serait le filon qui leur permettrait de devenir riche en peu de temps : on achète quelques nacres, un peu de matériel, on loue une parcelle de lagon et on attend tranquillement la récolte… Cette perspective de gagner beaucoup d’argent facilement a provoqué un retour des Polynésiens vers l’archipel des Tuamotu, qu’ils avaient quitté en masse au profit de Tahiti lors de la création du CEP. Le problème est que la récolte ne survient que deux ans après le lancement d’une activité perlière et qu’en attendant, il faut assurer le paiement des frais de fonctionnement : salaires des manœuvres et greffeurs, carburant des canots à moteur, nettoyage régulier des nacres, etc. Avant même d’avoir vendu son premier lot de perles, il faut aussi investir dans l’achat de jeunes huîtres afin de maintenir la production après la première récolte. Toutes ces contraintes financières ont provoqué la disparition de bon nombre de petits producteurs qui avaient cru qu’il serait facile d’imiter les pionniers de la perle, dont certains ont fait fortune.

 

                                   Des perles entachées de sang ?

 

Cela dit, malgré les difficultés dans le lancement des fermes, la perliculture demeure le seul gagne-pain de milliers de familles en Polynésie. L’inquiétude s’est dès lors emparée des producteurs voici quelques années quand ont été publiés dans la presse des gros titres dénonçant les accidents de travail qui, à plusieurs reprises, ont tué des plongeurs dans les fermes. La perle noire serait-elle entachée de sang ? C’est l’introduction de la bouteille de plongée qui est à la base de cette question. Depuis des générations, le Polynésien est un excellent nageur qui a pour habitude de plonger en apnée, mais la perspective d’augmenter la productivité des fermes en aillant recours à la bouteille a évincé la technique ancestrale, qui exigeait moins de précautions. Dès 1987, le gouvernement du Territoire (3) a adopté une réglementation concernant la plongée dans les fermes perlières, mais celle-ci se base sur des règles plus adaptées à la plongée de loisir. Cette réglementation, non conforme aux normes internationales, a fait l’objet d’une condamnation par le BIT en 1996. La France a dès lors sommé les autorités du Territoire d’en adopter une nouvelle mais à ce jour, même si un accord semble exister entre les partenaires sociaux, aucun autre texte n’est entré en vigueur.

 

La question de l’application de l’actuelle réglementation est également à l’ordre du jour : il n’y a, pour toute la Polynésie française, que deux inspecteurs et quatre contrôleurs du travail. Le ratio n’est pas mauvais pour un pays qui ne compte que 50.000 salariés, mais la Polynésie est aussi large en étendue que l’Europe. Les contrôles que peuvent effectuer les inspecteurs du travail dans les atolls reculés sont donc limités par des contraintes de temps et de budget. Lorsqu’ils n’ont pas la possibilité d’embarquer sur des navires de la marine nationale, les inspecteurs doivent en effet se déplacer sur les lignes aériennes ou maritimes régulières qui desservent certaines îles, puis éventuellement louer un « speed-boat » pour visiter les atolls les plus reculés, c’est-à-dire ceux où les infractions sont les plus fréquentes et les plus graves.

 

                      « Quand l’inspecteur du travail arrive, je ferme ! »

 

Autre obstacle pour les inspecteurs : leur nombre est à ce point réduit que leurs noms et visages sont connus par beaucoup de gens et qu’un coup de fil « bienveillant » prévient généralement les producteurs de leur arrivée (cela peut par exemple venir d’un employé de l’aéroport qui les a vus embarquer, …) … « Moi, quand je sais qu’ils vont arriver sur l’atoll, je ferme mon exploitation jusqu’à ce qu’ils partent ! », affirme un petit exploitant de Manihi (archipel des Tuamotu). Ceux qui demeurent ouverts auront tôt fait de dissimuler les abus les plus graves, comme l’emploi éventuel de leurs enfants ou d’autre personnel non déclaré. Malgré ces difficultés, il arrive régulièrement que des inspecteurs du travail découvrent des infractions, le plus souvent dans les petites fermes : absence de carnets de plongée, non-respect des temps de plongée ou des profondeurs, bouteilles et compresseurs en mauvais état, absence de diplômes, … Le témoignage d’un autre petit fermier de Manihi est significatif de l’état d’esprit qui règne dans le milieu : « Vous savez, sur mon île, je suis seul et je n’ai ni eau courante, ni électricité, ni sanitaires, j’ai dû me débrouiller moi-même pour tout créer et lancer ma ferme. Alors, venir m’imposer des réglementations prises par je ne sais qui en France ou à Papeete et qui vont m’obliger à engager des frais tels que je vais faire faillite, c’est scandaleux ».    

 

Le manque de formation des plongeurs est un problème fréquemment mis en avant en Polynésie pour expliquer les accidents mortels qui se sont produits. Les cours de plongée n’ont en effet lieu qu’à Papeete, en français et ils durent plusieurs semaines. Or, la grande majorité des fermes perlières sont dans l’archipel des Tuamotu, à des centaines de kilomètres de là. Les habitants de ces îles qui ont le niveau d’éducation suffisant pour comprendre ces cours ne sont déjà pas légion, mais il faut en plus que l’employeur leur paie un séjour à Tahiti, où le logement est très onéreux. Les petites exploitations estiment ne pas pouvoir se permettre cette dépense. Résultat : une large majorité des plongeurs diplômés sont originaires de Tahiti. Beaucoup refusent ensuite d’aller travailler pour de longues périodes dans les fermes perlières, malgré des salaires attractifs. Celles-ci sont en effet situées sur des îles très reculées où il est difficile de vivre lorsque l’on est habité aux facilités de Tahiti : pas de télévision, pas d’amusements, pas d’eau courante, pas d’amies, parfois pas d’électricité, harcèlement des « nonos » (moustiques très agressifs), …

 

                                               Débrouille mortelle

 

Pour contrer le manque de plongeurs diplômés, les petits producteurs de perles se  débrouillent à leur façon, c’est-à-dire en plongeant eux-mêmes ou en faisant appel à un voisin qui sait utiliser une bouteille… mais qui n’est pas pour autant très au fait des tables de plongée à respecter. Des accidents se produisent également dans les grandes fermes perlières, là où se concentre entre 60 et 80% de la production, sans que la responsabilité directe de l’employeur soit toujours établie : il semble que plusieurs drames se soient produits suite à des erreurs imputables au plongeur, comme le fait d’avoir consommé de l’alcool ou de la drogue trop peu de temps avant d’aller sous l’eau, ou d’avoir effectué trop de plongées pour son compte personnel (pêche, loisirs, élevage domestique de nacres, …) le week-end alors qu’il plonge le lundi pour son travail.

 

Le caisson de recompression est au cœur de tous les débats lorsqu’il est question des accidents de plongée en Polynésie. Lorsqu’un accident se produit sous l’eau (surpression pulmonaire ou décompression), la seule possibilité de sauver la vie de la victime consiste à l’enfermer, dans les deux heures qui suivent, dans un caisson de décompression, sans garantie quant aux résultats du traitement. Or, il n’existe qu’un seul caisson dans toute la Polynésie et il est situé à Papeete. Autant dire que lorsque l’accident se produit dans la perliculture, que ce soit aux Tuamotu ou aux Gambier, il est impossible d’amener la victime dans un tel délai jusqu’à Tahiti. Syndicats et patrons voudraient que les autorités du Territoire mettent en place un caisson dans différents coins de la Polynésie afin de sauver un maximum de vies humaines. Il s’agit toutefois d’infrastructures extrêmement coûteuses puisqu’en plus de l’appareil, il faut une équipe de quatre médecins, vingt-cinq infirmières et deux mécaniciens qui se relaient pour assurer une garde 24h/24. Or, il n’y a déjà aucun hôpital aux Tuamotu, l’archipel où se concentre la perliculture. Est-il envisageable, dès lors, d’y installer un caisson alors que la population ne dépasse pas les quelques milliers ? La baisse récente du nombre d’accidents de plongée, due principalement à une prise de conscience des dangers de la bouteille, incite à répondre à cette question par la négative. Mais qu’en sera-t-il lorsque la crainte inspirée par les accidents mortels des dernières années se sera estompée ?     

 

                                   On s’arrache les greffeurs chinois

 

Outre les plongeurs, les problèmes liés au travail dans les fermes perlières concernent les greffeurs, dont l’habilité compte pour une large part dans la qualité d’une récolte de perles. Aux débuts de la perliculture en Polynésie, les greffeurs étaient exclusivement japonais et rechignaient à transmettre leur savoir à des non-Japonais. Les salaires qu’ils demandaient étant énormes (jusqu’à 13.000 dollars par mois pour les meilleurs), les producteurs polynésiens se sont mis à chercher des solutions de rechange. Ils ont trouvé en Chine de nombreux greffeurs qui demandent un salaire beaucoup moins élevé que les Japonais et les ont fait venir en masse. Seuls les meilleurs greffeurs japonais demeurent aujourd’hui employés par les plus grosses fermes, le reste se compose essentiellement de Chinois qui obtiennent un pourcentage de réussite de greffes légèrement inférieur aux Japonais… mais dont le salaire dépasse rarement les 1.400 dollars. « Par rapport à ce qu’ils gagnent en Chine, c’est déjà une fortune, alors ce serait con de leur donner plus », confie Joseph Tetua. Trouver un bon greffeur et le payer le moins possible est devenu la préoccupation principale de bon nombre de producteurs.  

 

Une école des métiers de la perliculture a aussi été créée à Rangiroa (Tuamotu) et forme une dizaine de greffeurs polynésiens chaque année, une paille comparée aux 5 à 600 greffeurs dont la Polynésie a besoin pour maintenir sa production actuelle. Beaucoup de fermiers rechignent toutefois à engager des greffeurs polynésiens parce que ceux-ci sont bien moins réguliers à la tâche que leurs collègues asiatiques : rester plusieurs jours, assis huit heures durant à opérer des incisions chirurgicales à l’intérieur des huîtres, est difficile à accepter  pour le Polynésien moyen. Certains fermiers craignent également qu’en permettant à un jeune greffeur polynésien de se « faire les dents », il acquière suffisamment d’assurance pour ouvrir ensuite sa propre ferme et devenir un concurrent.

 

Comme partout, l’envie de ne pas payer de taxes et de charges sociales pousse les producteurs à employer du personnel non déclaré. C’est particulièrement le cas dans les petites fermes familiales. On l’a dit, ces dernières n’ont pas les moyens de se payer le salaire d’un plongeur professionnel, d’autant qu’elles n’en ont besoin qu’à certaines périodes de l’année. Le même phénomène se produit pour les manœuvres. « On s’arrange entre les gens du village », entend-on souvent répéter. Jusqu’à ce qu’un accident se produise…   Les producteurs importants, qui ont plus de difficultés à échapper aux inspecteurs du travail, ne sont pas exempts de tout reproche dans l’emploi de personnel au noir. Le « Roi de la perle tahitienne », Robert Wan, comparaissait récemment dans un procès où il était accusé d’avoir employé indirectement, durant trois ans, pas moins de 42 travailleurs clandestins, dont une bonne partie de mineurs d’âge. L’activité ne se déroulait pas sur une de ses fermes mais dans un atelier de Tahiti, où les travailleurs confectionnaient des collecteurs de perles.

 

                                       Enfants manœuvres

 

Le procès de Robert Wan relance la question de l’emploi de mineurs d’âge dans l’industrie perlière. On est très loin, en Polynésie, d’une exploitation des enfants similaire à celle de pays du Tiers monde mais, sur les îles reculées, il n’est pas rare de trouver des adolescents au travail dans les petites fermes perlières. Il s’agit surtout de membres de la famille qui aident un oncle ou un père en effectuant des tâches de manœuvre, par exemple le nettoyage des nacres. L’obligation scolaire, qui couvre les enfants jusqu’à l’âge de 16 ans, ne signifie en effet pas grand-chose dans les atolls éloignés, où il n’y a pas d’école secondaire. Ainsi, selon un directeur d’école local, sur les dix enfants en âge de scolarité de l’île d’Ahe, proche de l’atoll de Manihi (Tuamotu), seuls six sont inscrits dans un établissement scolaire. Les autorités ne savent pas bien où sont les autres, mais chacun se doute qu’ils ne restent pas inactifs chez eux. Beaucoup de parents, qui ne sont pas eux-mêmes allés très loin à l’école, ne voient pas bien en quoi un baccalauréat pourra aider leur enfant dans la vie sur un atoll. « Au moins, s’il reste dans le giron familial, on lui apprendra un métier qui lui sera utile à l’avenir », disent beaucoup d’habitants des Tuamotu. Il n’existe toutefois pas d’évaluation précise du nombre de mineurs de moins de 16 ans actifs dans la perliculture, en partie parce que le phénomène est le plus souvent nié.

 

La perliculture est l’espoir de développement de l’économie polynésienne. Il est grand temps que les autorités de ce Territoire y mettent un peu d’ordre si elles ne veulent pas que l’image de la perle noire soit ternie par de nouveaux scandales. 

 

                                                                  Samuel Grumiau

  

(1) Un rapport plus détaillé sur la perliculture en Polynésie française a été réalisé pour l’Alliance universelle des ouvriers diamantaires (AUDOD). Veuillez me contacter via ce site si vous souhaitez en obtenir une copie.

 

(2)     Le terme « perliculture », absent du dictionnaire, n’en est pas moins celui utilisé par l’ensemble des Polynésiens ainsi que bon nombre d’institutions officielles pour désigner l’ostréiculture lorsqu’elle a pour but la récolte de perles.

 

(3)     La Polynésie française est un Territoire d’outre-mer (TOM) disposant d’une autonomie grandissante, mais l’Etat français demeure compétent dans une série de domaines (maintien de l’ordre, relations extérieures, justice, enseignement, …)

 

 

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