Une industrie meurtrière au bras long
(janvier 2001)
Article publié dans Le Journal du Médecin et Artsen Krant du 26 janvier 2001
L’amiante tuera près d’un million de personnes au cours des trente prochaines années, mais la campagne en vue de son interdiction se heurte au puissant lobby industriel. Les pourvoyeurs de la fibre mortelle se partagent, il est vrai, un pactole d’un milliard de dollars par an…
“Dieu nous a donné l’amiante, donc nous devons l’utiliser”. Lapidaire, l’argument utilisé récemment par un producteur zimbabwéen ne devrait guère convaincre les quelque 3.000 travailleurs qui, en Afrique du Sud voisine, réclament des comptes à la multinationale britannique “Cape” qui les a employés pendant des années en taisant les méfaits du minéral fibreux. La plupart de ces 3.000 travailleurs souffrent d’asbestose. D’autres, comme Stéphanie Janssen - une infirmière métisse de 44 ans, mère de trois adolescents, qui vient d’apprendre qu’elle était atteinte d’un mésothéliome, savent que leurs jours sont désormais comptés. “On ne peut rien faire, disait encore récemment Stéphanie, le cancer a déjà tué mon père, ancien mineur, ma mère, ma sœur aînée... Quand la raffinerie tournait, un nuage de poussière bleue enveloppait toute la ville. Tout le monde en respirait”.
La ville, c’est Prieska, en plein cœur de l’Afrique du Sud, en bordure du fleuve Orange. Entre 1890 et 1979, l’amiante a fait la fortune de ses 15.000 habitants et surtout de la compagnie britannique Cape qui exploitait 12 mines d’amiante dans la région. A l’époque, l’Afrique du Sud, encore sous l’apartheid, était le quatrième producteur mondial d’amiante. Mais alors que la Grande-Bretagne avait, dès 1931, prévu des mesures, certes insuffisantes, pour protéger les travailleurs britanniques des effets dangereux de ses fibres, il a fallu attendre 1987 pour que l’Afrique du Sud adopte une première loi sur les dangers de ce “cadeau de Dieu”. Les multinationales européennes avaient quitté les lieux depuis belle lurette. Non sans avoir laissé derrière elles d’horribles traces. Entre 200 et 250 tombes anonymes ont ainsi été découvertes non loin d’un terril situé à Prieska. Pour le syndicat national des mineurs d’Afrique du Sud, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de tombes de mineurs victimes de l’amiante et morts sous l’apartheid.
Une hécatombe mondiale
Car l’amiante tue. Et quoiqu’en disent les instituts pseudo-scientifiques qui souvent servent de faux nez à l’industrie et aux multinationales, comme la fameuse Association internationale de l’amiante (AIA) dont le but est de “soutenir l’industrie contre les attaques injustifiées”, les dégâts causés par le minéral ressemblent davantage à une hécatombe. Alors que l’AIA admet qu’entre 1965 et 1999, 259.000 décès sont imputables à l’exposition à des fibres d’amiante, soit quand même 4.000 morts par an, l’Union européenne (UE) indique que rien qu’en France les cancers causés par l’amiante font chaque année 2.000 victimes. A l’échelle du vieux continent, c’est par dizaines de milliers qu’il faut compter les morts chaque année, affirme l’Union européenne qui, depuis l’an dernier, interdit toute utilisation de l’amiante. Selon l’ICEM (1), 10.000 travailleurs meurent chaque année d’affections liées à l’exposition à l’amiante aux Etats-Unis.
L’amiante tue… mais peut rapporter gros. Car en plus de la combinaison unique de qualités d’isolations thermique et acoustique qu’elle présente, l’asbeste a pour avantage d’être bon marché, et donc de se vendre facilement dans tous les pays du monde. C’est ce qui explique sans doute la campagne menée par l’industrie contre l’interdiction de son utilisation, souhaitée par l’Organisation internationale du travail (OIT) dans sa Convention 162, ratifiée seulement par 25 pays dont la Belgique (2). “Alors que l’on sait qu’il est mortel, l’amiante est encore largement utilisé dans beaucoup de pays, que ce soit dans la construction ou ailleurs, explique Marion Hellmann, de la FITBB (3), tout simplement parce que cela rapporte énormément d’argent aux compagnies minières qui l’extraient et aux multinationales qui le transforment”. Selon les estimations les plus fiables, il a été produit en 1998, 2.000 tonnes d’amiante dans le monde. L’industrie de ce minerai génère des bénéfices estimés à un milliard de dollars par an. Un juteux pactole qui engendre bien des pressions contre ceux qui dénoncent ses dangers.
Pressions sur les médecins qui dénoncent
En Belgique, raconte le syndicat FGTB, un médecin du travail qui avait détecté des cas d’asbestose dans une entreprise dans les années 70, a été subitement remplacé par un autre “beaucoup moins perspicace”. En Afrique du Sud, un praticien employé sur les mines de Prieska, le Dr Pikkard, a affirmé avoir tiré la sonnette d’alarme sur les dangers de l’amiante dès 1942. “Mais l’amiante était considéré comme un minerai stratégique. Le gouvernement et la direction des mines ont fait pression sur moi pour que je me taise”, confiait-il récemment à une journaliste belge. Spécialiste indien, le Dr S.R. Kamath, qui a travaillé avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a déclaré avoir été obligé par le lobby industriel de revoir à la baisse ses constats sur l’amiante “afin de ne pas nuire aux intérêts de l’industrie”. Au Chili, l’épouse de Gilberto Farias, l’un des rescapés d’une usine de ciment, la “Pizzareño”, se souvient amèrement du premier examen qu’a subi son mari aujourd’hui cloué au lit, relié en permanence à une bouteille d’oxygène et nourri au biberon. “Ils lui ont fait une radio du thorax et des taches étaient visibles sur ses poumons. On lui a dit qu’il n’avait rien et qu’il était apte au travail ” raconte Hilda Farias. Un diagnostic effectué par un organisme mutuel d’assurances qui s’exemptait ainsi, et exemptait l’entreprise, du paiement d’indemnités et de la couverture du traitement ultérieur. Autre exemple : en 1987, en Pologne, le Dr Bogden Przygocki placarde sans autorisation une information concernant les dangers de l’amiante sur le chantier naval de Gdansk. Il est renvoyé.
Dans les années 80 et 90, les industriels de l’amiante vont jusqu’à tenter de manipuler l’OMS et l’OIT afin de faire croire, via des rapports « officiels », que l’amiante est peu ou pas toxique et que son usage contrôlé est possible. Face à la pression des scientifiques non liés aux industriels, qui dénoncent l’utilisation des organisations internationales par les lobbies, les « experts » s’attaquent aux marchés en expansion des pays du Sud, qu’il « faut » rassurer. Selon des syndicalistes canadiens, les campagnes de promotion de l’amiante organisées par l’AIA dans les pays en développement, notamment en Inde, « visent surtout à masquer les dangers de cancer que présente la fibre ».
La tactique utilisée par l’industrie de l’amiante pour préserver ses profits ressemble étrangement à celle d’un autre secteur générateur de maladies mortelles, celui du tabac. Les cigarettiers ont eux aussi manipulé l’opinion publique, dénigré les plus hautes instances scientifiques, corrompu les experts de grandes institutions onusiennes. Placés devant l’évidence, certains industriels de la cigarette ont fini par reconnaître du bout des lèvres que leur produit était cancérigène. Tout comme les producteurs d’amiante, ils ont alors concentré leurs efforts de marketing sur les pays du Sud pour écouler leur marchandise, profitant du moindre degré d’information des populations pauvres. Producteurs d’amiante et de tabac insistent aussi sur l’importance de leur secteur en termes d’emplois. Au Zimbabwe par exemple, plus de 7.000 emplois dépendent de la production d’amiante et 70.000 personnes en vivent. Mais tout comme les cigarettiers, les industriels de l’amiante omettent de mentionner que lorsque leurs marchés respectifs étaient à leur apogée, ils n’ont pas hésité à licencier en masse pour accroître leur productivité et leurs profits. A l’époque, le sort des travailleurs leur importait peu. C’est donc bien ailleurs qu’il faut rechercher les motivations des producteurs…
Luc Demaret et Samuel Grumiau
(1) Internationale des travailleurs de la chimie et des mines
(2) La Convention 162 de l’OIT a été adoptée en 1986. Elle préconise, sans l’imposer, l’interdiction de l’utilisation de l’amiante et sa substitution par des produits de remplacement non toxiques
(3) Fédération internationale des travailleurs du bâtiment
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