La longue marche
(octobre 2000)
Reportage paru dans un dossier sur l'exploitation sexuelle d'enfants au Cambodge, Journal du médecin, 24 octobre 2000
Comment sortir de l’enfer de la prostitution ? A défaut d’un gouvernement et de policiers motivés pour les aider, les esclaves sexuelles du Cambodge peuvent compter sur le milieu associatif. Reportage dans l’une des ONG les plus efficaces à ce sujet, l’AFESIP.
Certaines ont été kidnappées, d’autres vendues par leur famille, d’autres encore sont venues en connaissance de cause pour aider leurs parents. Les prostituées du Cambodge ont toutefois quelques point commun, notamment ceux d’être dans l’ignorance totale de leurs droits, des risques de maladies qu’elles encourent et de n’avoir aucun espoir de s’en sortir seules. C’est pour offrir un début de solution à ce problème qu’une ONG cambodgienne, l’AFESIP (1), a été créée. Son personnel se rend auprès des prostituées afin de les informer des règles d’hygiène, des risques de maladies sexuellement transmissibles et de leurs droits de citoyenne, même si cette dernière notion est très théorique au Cambodge. Elle accueille également, dans ses centres d’hébergement, des jeunes filles désireuse de quitter la prostitution et de se réinsérer socio-professionnellement. « C’est un travail très long et difficile parce que la quasi-totalité d’entre elles sont analphabètes, très jeunes et ont perdu tout contact avec la société, explique Pierre Legros, coordinateur de l’AFESIP. Notre but est de leur offrir les moyens de gagner leur vie ».
Les filles qui ont quitté la prostitution logent dans les centres de l’AFESIP durant une période longue en moyenne de six à neuf mois. Elles sont nourries, soignées et suivent des cours de formation professionnelle: coiffure, couture, alphabétisation, cuisine, petite agriculture, … L’ONG a ouvert, non loin de son centre d’accueil de Phnom Penh, un petit restaurant et un salon de coiffure où les apprenties peuvent s’exercer. Elle les aide ensuite à décrocher un travail ou à lancer un petit commerce et reste à leurs côtés en cas de problème. « Mais un nombre assez important de filles retournent finalement dans la prostitution, regrette Pierre Legros : quand elles trouvent un emploi dans des usines, elles doivent souvent travailler 14 heures par jour pour un salaire mensuel de 40 dollars alors que si elles sont jolies, elles peuvent gagner dix fois cette somme en se prostituant, par exemple dans les dancings ».
Trouver les policiers non corrompus
L’AFESIP porte une attention particulière aux enfants enfermés dans les filets de la prostitution, mais ne peut agir seule pour les libérer. Il est toutefois difficile, même lorsqu’on dispose de bonnes informations, de collaborer efficacement avec la police cambodgienne. Comme tous les fonctionnaires du pays, les policiers ne sont pas payés, ou si peu qu’ils sont contraints de se laisser corrompre pour survivre. Trafiquants de drogue, d’armes, de bois ou de femmes en profitent pour avoir leurs relais à tous les niveaux de la hiérarchie policière. « Il reste heureusement quelques policiers motivés, qui refusent que leur pays devienne le bordel de l’Asie et avec qui nous pouvons travailler, déclare Pierre Legros. Notre centre d’accueil est ainsi gardé 24 heures sur 24 par la police du quartier ». L’AFESIP récolte des informations sur les bordels où sont vendues des jeunes vierges, en informe une brigade de police qu’elle sait non-corrompue et qui fera une descente dans les endroits en question. L’ONG doit ensuite intervenir pour que les autorités lui confient les filles afin qu’elles ne rejoignent pas leurs proxénètes en prison car, selon la loi cambodgienne, la prostitution en général est interdite et tout le monde se retrouve donc sous les verrous ! Les poursuites judiciaires sont cependant très rares, les proxénètes payant « la bonne personne » pour être très rapidement relâchés.
Cette situation fait encourir de graves dangers pour les militants de l’AFESIP : « Au Cambodge, on tue pour 20 dollars, explique Pierre Legros. Or, quand on retire à un mac une dizaine de filles qu’il a payées 200 ou 300 dollars chacune, il est forcément en colère. Nous avons survécu jusqu’ici, mais nous recevons régulièrement des menaces de mort et la directrice, Somaly Mam, s’est déjà retrouvée à deux reprises avec un pistolet sur la tempe. »
Quasiment toutes les filles recueillies par l’AFESIP ont subi des violences graves lorsqu’elles travaillaient dans la prostitution : torture à l’électricité, à la cigarette, passages à tabac, flagellations, … Les auteurs de ces atrocités sont soit les proxénètes, qui veulent ainsi annihiler toute forme de résistance, soit des clients sadiques. On imagine les séquelles psychologiques provoquées par la torture sur des enfants de 13 ou 14 ans. « Elles sont « cassées » mentalement par la torture, déclare Pierre Legros. Après avoir été violées dix fois, avoir perdu leur virginité et attrapé le sida, elles finissent par accepter leur sort, à se prostituer librement parce qu'il n’y a pas d’autre voie de s’en sortir, elles sont perdues pour la société ». Leur rêve d’envoyer de l’argent pour aider leur famille s’envole souvent en fumée lorsqu’elles réalisent dans quel système elles sont tombées. « Tout est organisé pour qu’elles ne vivent pas de la prostitution, pour qu’elles puissent tout juste survivre et si elles protestent, elle reçoivent une balle dans la tête. C’est de l’esclavage sexuel comme on le retrouve dans beaucoup de pays, mais avec une dose de violence supplémentaire qui peut être due au passé de ce pays, où chaque habitant garde au fond de soi un traumatisme lié à Pol Pot. Souvent, les filles qui arrivent chez nous disent que leurs macs nourrissaient les chiens et les porcs avant elles. Certaines ont été violées dans des porcheries »
Suivi psychologique
L’AFESIP offre aux ex-prostituées une aide psychologique afin de les aider à vivre avec leurs traumatismes. « Nous essayons de les rassurer en leur expliquant ce que nous faisons, comment nous pouvons les aider, quelle formations elles peuvent suivre, explique Anke Van den Borne, psychologue de l’AFESIP. Il faut établir un climat de confiance afin qu’elles expriment ce qu’elles ressentent, qu’elles décrivent leurs symptômes. Beaucoup souffrent de maux de tête parce qu’elles ne cessent de réfléchir, elles sont tendues, ont des troubles du sommeil, parfois des tendances dépressives, … Pour les aider, nous pouvons par exemple leur apprendre des techniques de respiration relaxante ». Les filles qui ont subi la prostitution n’aiment généralement pas se confier longuement, même à un thérapeute. La psychologue leur propose donc de dessiner ce qu’elles imaginent pour le futur, ou encore leur passé, afin de les aider à s’exprimer d’une autre façon. « Les dessins sur l’avenir montrent la campagne, des animaux, des rizières, … tandis que pour le passé, elles dessinent souvent les hommes qu’elles ont côtoyés dans les bordels ». Des jeux de toutes sortes sont proposés pour les aider à renforcer leur attention, la coordination des mouvements, …
En dehors de la réintégration des victimes de l’exploitation sexuelle, l’AFESIP met en place, depuis deux ans, des actions de prévention des maladies sexuellement transmissibles dans les populations à risque. Plus de 50.000 militaires khmers, 10.000 policiers, 9.000 prostituées et quelques milliers d’étudiants ont ainsi été informés des dangers du sida. L’ONG cambodgienne est d’ailleurs confrontée quotidiennement à cette maladie car la moitié des ex-prostituées qu’elle accueille sont séropositives. Elle les aide à se réinsérer dans la vie économique de la même façon que les autres, mais beaucoup de malades du sida reviennent habiter au centre lorsqu’elles n’ont plus les capacités physiques de travailler. Un moment difficile à vivre pour le personnel, qui avait mis toute son énergie dans l’épanouissement puis la réinsertion de sa pensionnaire et la voit revenir quelques mois plus tard, à deux doigts de la mort. L’AFESIP les place en milieu hospitalier, mais le délabrement du système médical cambodgien est tel qu’elle ne peut rien faire grand-chose pour les aider, si ce n’est assurer une présence à leur chevet jusqu’à leur décès.
« Récemment, nous avons eu le cas d’une fille qui avait le sida et était revenue au centre parce qu’elle n’avait plus les forces de travailler à l’usine, explique Anke Van den Borne. Elle n’osait toutefois pas révéler sa maladie aux autres filles et craignait beaucoup qu’elles la considèrent comme une paresseuse. Nous l’avons aidée à trouver les mots pour en parler à ses amies. Ca paraît peut-être anodin mais, pour elle, c’était très important ».
A côté de ces cas dramatiques, il y a heureusement tous ceux où les filles parviennent à s’en sortir, se marient, ont des enfants, un logement, … Il y a aussi ces enfants de moins de seize ans qui, libérés des bordels, retrouvent goût à la vie dans le centre d’accueil ouvert par l’AFESIP en campagne. « Quasiment toutes les filles qui tombent aux mains des proxénètes sont issues de régions rurales, déclare Pierre Legros. Nous essayons de les réintégrer dans ce milieu parce que c’est là qu’on les voit revivre, elles rêvaient de retrouver rizières, bœufs, cochons, … » Le centre pour enfants a pour but de les former aux métiers de la terre et de l’élevage afin que, plus tard, L’AFESIP puisse leur acheter un terrain et une ferme… si elle en a les fonds. Elle est actuellement financée par l’apport de plusieurs organisations et institutions cambodgiennes ou internationales. Un coup de pouce supplémentaire serait nécessaire pour un nouveau développement de ses activités…
Samuel Grumiau
(1) Agir pour les FEmmes en Situation Précaire, site Internet : www.afesip.org
NOTE - Septembre 2010: Depuis la publication de ce dossier, toute une série d'actions entreprises par les autorités cambodgiennes, les organisations non gouvernementales et les agences des Nations Unies ont permis de réduire l'exploitation sexuelle des enfants au Cambodge.
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