Quand le rêve tourne au cauchemar pour les enfants
(juin 2011)
Reportage publié dans "Vision Syndicale" de juin 2011, disponible également sur http://www.ituc-csi.org/IMG/pdf/VS_HaitiFr.pdf
Des milliers d’enfants haïtiens partent chaque année tenter leur chance en République dominicaine, un pays nettement plus développé. L’extrême pauvreté, le manque d’accès à l’enseignement et le désespoir expliquent une bonne part de ces départs. De nombreux vols, abus sexuels et meurtres sont commis lors du franchissement illégal de la frontière (1).
« Je suis allé à l’école jusqu’à l’âge de 9 ans, puis mes parents n’ont plus pu payer les frais de ma scolarité, et j’ai dû commencer à travailler avec mon père dans l’agriculture et l’élevage, explique David, 14 ans, un habitant de Margot (une section communale de Pilate, dans le département du Nord) (2). Un an plus tard, mes parents ont insisté pour que je rejoigne mon cousin, à Santiago, la deuxième plus grande ville de République dominicaine, et que j’y travaille comme aide-maçon. Ils espéraient que j’aurais une vie meilleure là-bas et que je puisse leur envoyer un peu d’argent pour les aider à subvenir aux besoins de mes deux frères et de mes deux soeurs ». Des témoignages comme celui-là, ils sont des dizaines de milliers à pouvoir les fournir à Haïti. A Pilate par exemple, cette localité située à deux heures de route de Cap Haïtien, les autorités locales estiment que dans la moitié des sections communales, toutes les familles ont au moins un enfant exilé en République dominicaine.
La grande majorité des enfants haïtiens qui partent en République dominicaine dans le but d’y travailler n’ont pas les documents de voyage nécessaires pour franchir la frontière légalement. Ils sont donc confiés à des passeurs qui utilisent des centaines de points de franchissement illégaux de la frontière et les amènent à la destination voulue en République dominicaine. On trouve des passeurs dans de très nombreux villages haïtiens. Ils amènent les migrants haïtiens par petits groupes jusqu’aux localités frontalières, où ils collaborent généralement avec des passeurs locaux qui connaissent parfaitement le terrain. De petits réseaux de trafics d’êtres humains (adultes et enfants) se constituent de cette façon.
De 75 à 100 dollars pour le voyage
En fonction de la zone d’origine, de celle de destination et des talents de négociateur du candidat au départ, il faut compter aux alentours de 3.000 à 4.000 gourdes (de 75 à 100 US$) pour être amené d’un village haïtien vers une localité dominicaine qui ne sont pas situés le long de la frontière. Beaucoup de migrants vendent tous leurs biens ou s’endettent auprès d’usuriers privés pour réunir cette somme. Les taux d’intérêt sont astronomiques. « J’ai emprunté 3.000 gourdes à ma tante pour payer un passeur, en m’engageant à rembourser 6.000 gourdes lorsque j’aurais trouvé du travail en République dominicaine, témoigne Wilson, 15 ans, un habitant de Piment (une section autre communale de Pilate). J’ai pu la rembourser huit mois plus tard ».
Selon les régions, le franchissement illégal de la frontière s’effectue à pied, par de petits sentiers de campagne ou de montagne, ou à travers une rivière. Les rivières sont traversées à gué lors de la saison sèche, à l’aide de chambres à air de camion (utilisées comme bouées) ou de cordes lors de la saison des pluies, quand le niveau de l’eau est élevé. De l’autre côté de la frontière, il faut d’abord marcher, parfois plusieurs jours, puis les passeurs haïtiens collaborent généralement avec des Dominicains payés pour amener les Haïtiens à leur destination finale à bord de véhicules : pick-ups ou voitures dans lesquels les migrants sont entassés, motos, etc. « Parmi mes contacts dominicains, certains utilisent les camions frigorifiques pour transporter les Haïtiens (en évitant de baisser la température !) car les militaires dominicains rencontrés aux check points routiers ne se doutent pas que des humains puissent s’y trouver », explique Sony Francis, un passeur de Ferrier (département du Nord-Est).
Corruption des militaires dominicains
Le passage illégal de la frontière, qui s’effectue généralement la nuit, est le théâtre de très nombreuses exactions à l’encontre des Haïtiens. Les rencontres avec les militaires dominicains qui patrouillent en nombre dans les zones frontalières sont particulièrement redoutées par les Haïtiens. « Ces militaires sont très mal payés, ils exigent de l’argent pour nous laisser passer, souligne Sony Francis. En général, c’est 300 pesos (8US$) par personne. Je donne toujours pour instruction à mes clients de ne pas s’enfuir si nous rencontrons des militaires, et de me laisser négocier avec eux. Lorsque ce sont des militaires qui viennent d’arriver dans la région, la corruption peut ne pas être possible, il y a alors un risque d’être arrêtés et expulsés vers Haïti ».
Malgré les recommandations des passeurs, beaucoup de migrants haïtiens paniquent lorsqu’ils sont interceptés par les militaires dominicains et s’enfuient en courant. C’est le cas de Wiguine, une fille de 12 ans originaire de Pilate : « Nous étions un groupe de quatre, nous marchions dans les bois dominicains depuis quelques heures lorsqu’une dizaine de militaires nous ont aperçus. Nous avons pris peur face à leurs fusils et leurs chiens. J’ai couru aussi vite que je le pouvais mais un chien m’a rattrapée, il m’a fait chuter en me mordant le mollet. Les militaires nous ont frappés, ils nous ont pillé (ils ont pris mon petit sac qui contenait quelques vêtements), puis nous ont laissé partir quand le passeur les a payés. J’ai essayé de soigner la morsure avec un morceau de tissu, mais j’ai beaucoup souffert durant les deux jours de marche qui ont suivi ».
Abus sexuels contre les jeunes migrantes
De nombreux Haïtiens passés illégalement témoignent de vols de la part des militaires dominicains, et d’abus sexuels contre les filles. « Si des jolies femmes font partie du groupe, les militaires vont exiger d’avoir des relations sexuelles avec elles, témoigne Sony Francis. Il est de la responsabilité du passeur de négocier au maximum pour les convaincre d’y renoncer, mais ce n’est pas toujours possible ». En 2010, Etienne, un garçon de 17 ans habitant Margot, a été témoin indirect de telles scènes. « J’étais dans un groupe de 15 personnes, nous avons été interceptés par quatre militaires. Ils ont commencé par nous dépouiller de tout. Ils m’ont volé 300 gourdes (7,5 US$), et ont pris 500 gourdes (12 US$) aux passeurs. Il y avait quatre jeunes femmes parmi nous. Les militaires ne les ont pas dépouillées au même endroit, ils les ont emmenées un peu à l’écart. Quand elles nous ont rejoints, elles avaient l’air très triste. Avant que ça ne se produise, nos passeurs avaient essayé de parler aux militaires, mais ils n’ont rien voulu entendre ». Des enfants âgées d’à peine 14 ans témoignent de violences sexuelles subies de la part d’hommes en uniforme lors de leur passage illégal côté dominicain.
Le danger est encore plus grand lorsque les migrants rencontrent des groupes de voleurs sur leur chemin. « Avec eux, c’est la guerre, affirme le passeur Sony Francis. Je dis aux gens de mon groupe de prendre un bâton, des cailloux et de se défendre car ces voleurs (dominicains ou haïtiens) ne négocient pas, et sont armés de barres de fer, de machettes, de couteaux. Il peut y avoir des morts ». Le 16 janvier 2011, des autorités locales dominicaines ont appelé par téléphone Henry Denaud, membre de l’Asec (Assemblée de section communale) de Cachiman, une commune frontalière proche de Belladère (département du centre). « Elles nous prévenaient de la découverte d’un corps d’une femme haïtienne, à cinq mètres à peine à l’intérieur du territoire dominicain, sur le territoire d’une localité nommée Carizal. Je suis allé sur place avec quelques notables de Cachiman. Elle avait été tuée à coups de pierres. Comme elle n’avait pas de papiers sur elle, nous n’avons pas pu l’identifier. Nous avons ramené son corps à quelques mètres en territoire haïtien pour l’enterrer. Une semaine plus tard, les autorités dominicaines m’appelaient de nouveau. Cette fois, une femme et un enfant haïtiens avaient été massacrés, leurs cadavres se trouvaient à une centaine de mètres de celui découvert sept jours plus tôt. La tête de l’enfant avait été décapitée et posée sur le ventre de la femme. Les corps avaient déjà été en partie dévorés par des chiens, il n’a pas été possible de les identifier, mais comme personne correspondant à ce signalement n’a disparu dans la région, nous sommes certains qu’il s’agissait d’Haïtiens venus de plus loin qui traversaient la frontière illégalement ». La façon crapuleuse dont ces crimes ont été commis laisse penser que leurs auteurs sont des voleurs. Il arrive que des militaires tirent sur des migrants haïtiens lorsqu’ils s’enfuient, mais les décès sont alors provoqué par balles, pas avec le degré de sauvagerie rencontré dans ces deux cas.
Tout ça pour ça…
Arrivés à destination en République dominicaine, beaucoup d’enfants haïtiens sont déçus face aux difficultés d’y trouver un travail. Ils se rendent compte que les Haïtiens exilés qui étaient revenus dans leurs villages habillés de beaux vêtements avaient souvent « oublié » de raconter que la vie pouvait être très dure de l’autre côté de la frontière. « Mon cousin m’avait menti en me parlant d’emplois faciles à trouver, affirme Wilson, le jeune de 15 ans qui a emprunté de l’argent à sa tante pour payer son passeur. J’ai pu habiter chez lui à Santiago, mais je n’ai trouvé du travail comme aide-maçon que durant un mois sur les sept mois passés là-bas. Durant ce mois, je travaillais du lundi au samedi de 7h à 18h, pour environ 300 pesos (8 US$) par jour, puis j’ai perdu mon emploi quand le chantier s’est terminé. Je voyais beaucoup d’enfants haïtiens mendiants ou cireurs de chaussures dans les rues de Santiago, mais je voulais un travail plus digne. J’ai pu compter sur la solidarité de civils dominicains qui m’ont donné à manger les jours où je ne travaillais pas, mais ça ne pouvait pas durer. J’ai décidé de rentrer à Haïti. Je rêve d’aller à l’école ou d’apprendre un métier ».
Malgré les échecs et les risques associés au passage illégal de la frontière, la République dominicaine reste la seule lueur d’espoir pour des millions d’Haïtiens accablés par la misère, les catastrophes naturelles et l’incapacité chronique de leurs dirigeants à mener le pays sur la voie du développement. « Nous ne sommes pas idiots, conclut un médecin de la région de Cap Haïtien. Si, en dehors des étudiantes, toutes les filles qui reviennent de République dominicaine sont communément appelées « bouzens de Saint Domingue » dans la population, une expression créole pour « prostituée de République dominicaine », ça veut dire quelque chose sur ce qui se passe là-bas pour elles. Nous savons aussi que la plupart des enfants aboutiront dans des situations d’exploitation par la mendicité, la domesticité, etc. Mais que dites-vous à des parents qui n’ont pu donner que des grains de café à manger à leurs enfants depuis cinq jours ? Que tout ira mieux avec le nouveau gouvernement et les dons internationaux ? Les gens veulent peut-être y croire sur le long terme, mais c’est maintenant que les enfants souffrent de malnutrition. Tant que le seul pays « normal » qui leur soit accessible sera la République dominicaine, elle suscitera leur tentation, c’est humain ».
Samuel Grumiau
(1) Reportage effectué dans le cadre d’une mission de recherche sur la traite des enfants menée pour la section haïtienne de l’UNICEF
(2) Les noms des enfants cités ont été modifiés afin de préserver leur sécurité
Le rêve dominicain des Haïtiens vire souvent au cauchemar
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