fren

Rechercher dans :


acc

Les Tigres sont défaits, et après ?

(juin 2009)

Interview publiée en juin 2009 dans le numéro d’octobre 2008 de « Libertés ! », mensuel d’Amnesty International en Belgique francophone, aussi disponible sur

http://www.amnestyinternational.be/doc/s-informer/notre-magazine-le-fil/libertes-archives/les-anciens-numeros/455-Numero-de-juin-2009/2-Actuel,1748/article/sri-lanka-les-tigres-sont-defaits

 

 

Après plus de trente ans de conflit, l’armée sri-lankaise a vaincu les séparatistes tamouls des LTTE (1) le 18 mai dernier, au terme de combats féroces qui n’ont en rien épargné les civils (2). Libertés ! a interrogé Jehan Perera, directeur du Conseil national de la Paix du Sri Lanka, une ONG qui promeut une solution pacifique au conflit.

 

Certains Tamouls ont pris les armes dans les années 70 car ils étaient victimes de discriminations. Quelle était leur ampleur ?


À cette époque, il y avait de nombreux antagonismes entre les partis politiques tamouls et le gouvernement dominé par la majorité cinghalaise. L’un des problèmes était la nouvelle Constitution de 1972. Celle-ci donnait un statut virtuel de religion d’État au bouddhisme, la religion de la majorité cinghalaise. Le gouvernement avait aussi refusé de faire du Sri Lanka un État fédéral. Les propositions soumises par les partis politiques tamouls aux personnes qui avaient élaboré la Constitution avaient été ignorées, ce qui démontrait aux Tamouls qu’ils n’avaient aucun poids politique pour influencer la façon dont le pays était gouverné.


Il y avait d’autres problèmes, comme le retrait de leur citoyenneté aux Tamouls venus d’Inde dans les 100 ou 150 années précédentes. Pour le gouvernement, ces Tamouls ont leurs racines en Inde, ne sont pas des Sri Lankais, il leur a donc ôté la citoyenneté. De nombreux Tamouls dont les familles vivent au Sri Lanka depuis des siècles s’étaient dès lors inquiétés, pensant qu’il s’agissait peut-être d’un premier pas vers une réduction de leurs droits. Puis était venue la décision de choisir le seul cinghalais comme langue officielle pour remplacer l’anglais. Il devenait ainsi plus difficile pour les Tamouls d’obtenir d’accéder à la fonction publique. La proportion de Tamouls dans les services publics était assez élevée durant l’époque coloniale anglaise (de 30 à 50%), mais, après l’indépendance, la tendance s’était inversée, le pourcentage s’inversant de façon disproportionnée en leur défaveur.


Un autre problème était l’implantation de Cinghalais dans des zones habitées en majorité par des Tamouls, en particulier dans l’est du pays. Le gouvernement y avait rasé une partie des jungles et implanté des Cinghalais, arguant du fait que les zones cinghalaises étaient surpeuplées, à l’inverse des zones tamoules. Les Tamouls n’avaient pas été chassés, mais la composition démographique de l’est de l’île évoluait en leur défaveur. Ceux-ci étaient amers en voyant ce qu’ils considèrent comme leur terre natale « prise » par des colons cinghalais et par le gouvernement.


Ne constituant que 18 % de la population (13 % originaires de l’île et 5 % originaires du sous-continent), les Tamouls arrivaient d’autant moins à résoudre ces problèmes par le seul combat parlementaire. Au Parlement, les votes sur les questions des relations cinghalo-tamoules allaient toujours en faveur des Cinghalais. La frustration et le sentiment d’être extrêmement discriminés ont conduit une partie des Tamouls à prendre les armes, ce qui a mené à la formation, entre autres, des LTTE.


L’Inde a joué un très mauvais rôle à cette époque. Elle était préoccupée par la position géopolitique du Sri Lanka, dont le gouvernement était à l’époque en faveur des États-Unis alors que l’Inde était alliée à l’Union soviétique. L’Inde a soutenu les militants tamouls à leurs débuts et ils y ont été entraînés, ce qui les a rendus très forts. Tout ça a finalement conduit à une guerre.

 

Y a-t-il eu des changements, notamment dans la loi, pour que leurs droits soient davantage respectés ?


Oui, pendant que la guerre continuait, pas toujours de façon intense mais principalement sous forme de guérilla, le gouvernement sri-lankais a essayé de réformer la Constitution et la façon dont le pays était gouverné. Il a rendu leur citoyenneté aux Tamouls originaires d’Inde. Le tamoul est devenu une langue officielle, mais cette décision n’a pas été appliquée correctement : encore aujourd’hui, des Tamouls reçoivent des lettres des autorités en langue cinghalaise et ne rencontrent dans les commissariats que des policiers cinghalophones. Les Tamouls sont très fâchés du fait que cette loi sur la langue officielle n’a pas été appliquée sur le terrain.


Une autre réforme consistait à mettre sur pied des gouvernements régionaux pour se diriger vers un minimum d’autonomie locale. Malheureusement, là aussi, la loi n’a pas été appliquée correctement : les pouvoirs n’ont pas été complètement dévolus aux entités régionales et le gouvernement central ne leur a pas donné assez de ressources. En outre, les LTTE ont complètement rejeté ce système de gouvernements régionaux, appelés conseils provinciaux. Le conseil provincial de l’Est n’a pu commencer à fonctionner qu’en 2008, mais celui du Nord n’existe pas encore.

Théoriquement, beaucoup de frustrations tamoules auraient dû être ainsi rencontrées dans la théorie. Mais pas en pratique ?


À cause de la guerre civile et des actes de terrorisme commis par les Tigres, la politique sécuritaire a davantage ciblé la population tamoule, soupçonnée de soutenir les LTTE. S’ils ne portent pas leurs documents d’identité ou s’ils ne peuvent donner une explication plausible à leurs déplacements, ils risquent d’être arrêtés et donc d’être victimes de harcèlement, d’intimidation et de racket. Des membres des forces de sécurité extorquent de l’argent aux Tamouls en menaçant de les arrêter. Par ailleurs, des groupes illégaux appellent les Tamouls, se font passer pour des agents des forces de sécurité et menacent de les arrêter s’ils ne leur donnent pas d’argent. Ils ont tellement peur qu’ils obéissent.


Plus particulièrement depuis deux ans, toute personne soupçonnée de soutenir les LTTE est susceptible d’être enlevée. En cas de disparition, personne ne sait où chercher car il y a tellement de groupes qui opèrent… Le gouvernement prétend que les enlèvements sont le fait des LTTE, mais il existe aussi des groupes paramilitaires tamouls progouvernementaux, ainsi que des unités spéciales au sein des forces de sécurité antiterroristes. Tous ces groupes fondent sur les civils tamouls, lesquels vivent dès lors dans la peur. Maintenant que le problème des LTTE a été éliminé, il faut espérer que la situation s’améliorera. Mais dans l’immédiat, nous ne constatons aucun assouplissement des contrôles de sécurité au cœur même de la capitale Colombo. Les membres des forces de sécurité sont encore dans les rues, dressent des barrages et restent plus soupçonneux envers les Tamouls car ils disent que des restes des LTTE pourraient relancer des attaques.

Qu’en est-il des difficultés pour les Tamouls d’accéder aux emplois publics ?


Je pense qu’aujourd’hui, la discrimination envers les Tamouls dans les services publics n’existe plus vraiment. Il reste toutefois deux problèmes. L’un se trouve dans les forces de sécurité : même si le gouvernement a essayé de recruter des Tamouls pour l’armée et la police, rares sont les Tamouls à le souhaiter car vu l’oppression subie par leur communauté, ils seraient détestés par les autres Tamouls. Et, tant dans la police que dans l’armée, il y aura toujours le soupçon qu’un Tamoul puisse être un sympathisant des LTTE. La représentation tamoule dans les forces de sécurité est donc très faible. D’autre part, dans les services publics en général, les demandes d’emploi de la part de Tamouls ne sont pas nombreuses, en partie parce que les niveaux d’enseignement dans leurs régions sont très bas et qu’ils n’ont donc pas les qualifications nécessaires.

 

Comment les deux communautés vont-elles pouvoir vivre ensemble après autant d’atrocités commises de chaque côté ?


En général, les Cinghalais n’ont pas de sentiments hostiles envers les Tamouls. Ils ont même tendance à croire naïvement que, puisque le problème des LTTE est réglé, ils pourront à nouveau vivre en paix. Les Cinghalais sont moins sensibles aux besoins des Tamouls, lesquels souhaitent toujours exercer un certain niveau de pouvoir dans leurs régions et estiment avoir été victimes de discriminations et de souffrances telles qu’ils ont droit à un traitement spécifique. Les Cinghalais ne savent pas à quel point les Tamouls souffrent dans les camps de réfugiés internes, où ils sont 250 000 à s’entasser. Ils n’ont pas conscience de l’ampleur de la détresse des Tamouls qui, après tellement de luttes et de sacrifices, ont le sentiment d’avoir tout perdu.


Parmi les Tamouls, c’est le désespoir et la peur de l’avenir qui dominent. Ils ne savent pas ce que le gouvernement va faire, pourquoi des centaines de milliers de personnes sont maintenues dans des camps de réfugiés, pourquoi la communauté internationale n’est pas autorisée à leur venir en aide, pourquoi les médias et les ONG nationales et internationales ne peuvent se rendre sur place. Les Tamouls vivent dans la suspicion, la crainte et la détresse, alors que les Cinghalais sont satisfaits. Nous allons pourtant devoir vivre ensemble. Des Tamouls vont sans doute fuir le pays, mais la plupart continueront à vivre ici, avec les Cinghalais. Même s’ils se sentent amers, tristes et sont remplis d’incertitudes pour le futur, je pense qu’ils s’adapteront. La tâche d’ONG comme la mienne est d’essayer de rendre cette évolution la plus juste et la plus douce, en expliquant aux Cinghalais ce que ressentent les Tamouls.

 

Il semble qu’à la fin de la guerre, les LTTE luttaient sans ne plus avoir aucun soutien des Tamouls…


Je pense que les Tamouls n’étaient pas contre des LTTE qui luttaient pour leurs droits, mais après tant d’années de souffrance, quand ils ont senti qu’il n’y avait pas de moyen de gagner la guerre, ils auraient préféré que les LTTE déposent les armes.

 

Après avoir été les témoins de tellement d’atrocités et en étant désavantagés sur les plans économique, on peut imaginer le traumatisme des Tamouls du nord du Sri Lanka. Ont-ils la capacité de s’organiser sur le plan politique ?


Ils sont en effet très traumatisés. À l’heure actuelle, beaucoup veulent simplement survivre, ils ne sont pas prêts à lutter, à se battre. Ça leur prendra du temps pour se remettre et ils n’ont pas la possibilité de prendre des décisions politiques puisqu’il n’existe plus de direction politique au sein de la population des camps. Ils ont peur que velléité de nouvelle direction politique soit immédiatement étouffée dans l’œuf, d’autant que nous avons entendu parler de la présence de paramilitaires dans ces camps.

 

Quels sont les plans du gouvernement pour ces centaines de milliers de Tamouls vivant dans les camps, dont certains dont été utilisés comme boucliers humains par les LTTE ?


Le gouvernement affirme que, d’ici six mois, il aura réinstallé 80 % de ces réfugiés tamouls dans leurs villages d’origine. Je ne pense pas que ce soit possible. En effet, il va d’abord falloir déminer le sol, reconstruire les infrastructures et établir de nouvelles bases militaires dans ces zones avant d’y renvoyer les civils, afin d’assurer leur sécurité. D’autant que le gouvernement craint que s’il renvoie ces gens avant que les miliciens des LTTE aient été chassés des jungles, ils recommenceront à se fondre au sein de la population civile et reprendront la lutte armée. Tout cela ne peut que ralentir le processus de réimplantation.

 

Y a-t-il beaucoup d’anciens soldats des LTTE cachés dans les jungles ?


On n’en sait rien, on ne sait pas combien se sont échappés. Le gouvernement dit que parmi les 300 000 Tamouls vivant dans les camps, il y aurait beaucoup de LTTE. Certains disent qu’ils sont 2 000, d’autres 10 000. Mais, en fait, on ne connaît pas leur nombre.

 

Jusqu’il y a peu, le gouvernement actuel avait un ennemi commun pour tous les Cinghalais, à savoir les LTTE. Cela risque d’être plus difficile maintenant pour ce gouvernement, qui va devoir reconstruire le pays…


Certainement. Le gouvernement n’a pas craint d’affirmer que l’ennemi devrait être entièrement éliminé. Un responsable militaire a avancé qu’il faudrait 100 000 soldats de plus – soit une armée de 300 000 hommes – pour contrôler complètement le Nord. Ils vont donc faire des Tigres tamouls un problème continu, mais ça ne pourra durer longtemps car les gens vont commencer à se poser des questions : si vous voulez mettre 100 000 personnes de plus dans l’armée mais qu’une partie de la population n’a pas assez pour vivre décemment… Cela dit, si les LTTE placent encore une bombe ici et là, cela aidera peut-être les gens à penser qu’ils devront patienter un peu plus longtemps avant que les LTTE soient éliminés. Il est difficile de prédire comment tout cela va évoluer.

                                                          Propos recueillis par Samuel Grumiau

 

(1)  Tigres libérateurs de l’Eelam Tamoul. Voir le dossier « Sri Lanka – Le huis clos », paru dans Libertés ! n°447 d’octobre 2008.

 

(2) Dans une enquête s’appuyant sur des sources confidentielles de l’ONU, le Times britannique révèle que plus de 20 000 civils auraient été tués dans les bombardements opérés par l’armée sri-lankaise dans les dernières semaines du conflit. Le 29 mai, Amnesty a demandé à l’ONU de livrer ses chiffres relatifs aux victimes civiles tombées sous les coups de l’armée et des séparatistes.

 

Dernier article

photoLe rêve dominicain des Haïtiens vire souvent au cauchemar

Des dizaines de milliers d’Haïtiens fuient chaque année la pauvreté pour tenter leur chance dans le pays voisin, la République dominicaine. Dépourvus de documents de voyage, la plupart contactent des passeurs supposés les aider à traverser clandestinement la frontière. Du « simple » bakchich au viol en passant par les coups de machette et d’autres abus, les rêves d’eldorado peuvent virer au cauchemar.

Lire la suite

Dernière interview

photo« Le plus important pour eux est d’instaurer la peur chez les citoyens »

La répression des activités syndicales est de plus en plus grave au Swaziland. Arrestations arbitraires, menaces, passages à tabac se succèdent pour réduire au silence les militants. Barnes Dlamini, président de la fédération syndicale SFTU (Swaziland Federation of Trade Union), a été arrêté à plusieurs reprises en 2011. Il fait le point sur cette situation.

Lire la suite

Dernière photo

image