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Les enfants de Svay Pak

(octobre 2000)

Reportage paru dans un dossier sur l'exploitation sexuelle d'enfants au Cambodge du Journal du médecin,  24 octobre 2000 (1)

 

Note de l’auteur:

L’article qui suit est construit sous une forme particulière, en ce sens qu’il s’agit du récit d’une expérience personnelle vécue au cours d’une enquête sur la prostitution des enfants au Cambodge. Après avoir lu moult rapports et interviewé différentes personnes impliquées dans la lutte contre l’exploitation sexuelle dans ce pays, il me paraissait indispensable de vérifier sur le terrain la réalité de la prostitution enfantine. Les quelques heures vécus dans la peau d’un prétendu client ont été à ce point chargées d’émotion, de révolte, de stupeur, que j’ai préféré utiliser la première personne du singulier pour les relater, chose inhabituelle en journalisme.      



Le moto-taxi fonce sur la route longeant le fleuve Tonle Sap, à la sortie de Phnom Penh. Quelques minutes plus tôt, j’ai prononcé deux mots très connus dans la capitale, « Svay Pak ».

Le conducteur a tout de suite compris où je voulais aller, un peu comme lorsqu’on demande la rue d’Aarschot à Bruxelles. Me voilà donc dans la peau du client de bordels, j’ai bien l’intention d’aller vérifier si ce que l’on m’a dit est vrai, s’il y a des mineurs à Svay Pak, un village connu pour la prostitution et habité principalement par des  Vietnamiens, à environ dix kilomètres de Phnom Penh. J’ai vidé portefeuille et sac à dos de tout objet de valeur, je n’ai sur moi que des dollars et un appareil photo: en cas de faux pas, si l’on me fouille et que l’on s’aperçoit que je suis journaliste, ce serait la catastrophe, les trafiquants d’enfants ne font pas dans le détail lorsqu’on leur cherche des ennuis.

Après 20 minutes de moto le long de la route encombrée, le conducteur met son clignotant à gauche, nous pénétrons dans une petite rue qui descend un peu par rapport à la route principale. Je comprends que nous entrons dans le village-bordel en voyant un grand panneau sur la droite de la route, où il est inscrit en plusieurs langues « utilisez un préservatif ». La rue descend doucement, en face se trouve un petit hôtel, des policiers sont debout juste à côté. La moto tourne à gauche, puis tout de suite à droite et pénètre dans la rue des bordels, transformée en champ de boue en cette saison des pluies. De part et d’autre de la rue, des petites maisons avec, sur leurs devants, des filles habillées légèrement sexy et qui me font des grands signes pour que j’arrête le taxi-moto. Je suis le seul Blanc de la rue. Je dis au conducteur de continuer notre chemin. Comment procéder maintenant ? Pas le temps de penser bien longtemps: on arrive au bout du chemin, il n’y a plus moyen d’aller plus loin. Je descends donc de la moto, paie le conducteur et reviens sur mes pas.

                               Nous avons des « trop jeunes »

Très vite, un jeune homme sort d’un bordel et vient vers moi. Dans un anglais lamentable, il me demande si je veux des filles et me dit que c’est 20 dollars (860 FB). Je m’informe de leur âge, il me répond “Trop jeunes” (« Too young »). Je dis que c’est trop cher, ça me laisse le temps d’avancer plus loin et de réfléchir encore un peu à ce que je vais faire. Je fais quelques mètres, bien vite les filles d’un autre bordel m’empêchent gentiment de passer, elles veulent que je m’arrête chez elles. A nouveau, un jeune Vietnamien vient vers moi et la négociation commence: il me demande si je veux des jeunes, m’affirmant, tout comme son condisciple: “Ah, nous avons des trop jeunes” (je ne sais pas si leur anglais est à ce point mauvais qu’ils confondent “très jeunes” et “trop jeunes”, ou s’il s’agit d’un mot de passe des pédophiles pour signifier “enfants”). Il fixe le prix: 15 dollars. Je n’ai pas le temps de réfléchir, après tout, que ce soit là ou ailleurs, je dois quand même entrer pour voir ce que tout ça cache. J’accepte. A ma surprise, les filles d’une vingtaine d’années qui aguichent les clients à l’extérieur du bordel restent dehors pendant que je suis le mac à l’intérieur.

Il m’invite à m’asseoir sur un canapé sale devant une table, de l’autre côté de celle-ci se trouve un autre canapé, tout aussi délabré. Il crie en direction de l’arrière du bâtiment, je ne comprends rien à ce qu’il dit, mais très vite arrive en courant une jeune enfant qui vient s’installer sur l’autre canapé, puis quelques secondes plus tard un groupe de cinq enfants encore plus jeunes arrivent eux aussi en courant. Tout souriants, les six enfants s’asseyent en se serrant sur le canapé. Ils sont habillés de t-shirts et de shorts sales. « Maintenant tu choisis », me dit le jeune à la sale tête. Je suis ébahi: jamais je n’aurais cru me retrouver dans une situation comme celle-là aussi facilement, mais il faut répondre vite. Est-ce que je peux partir ? Si je sors et que je saute sur le premier moto-taxi pour retourner a Phnom Penh, ils vont avoir des doutes sur mes motivations, qui sait s’ils ne vont pas envoyer quelqu’un à mes trousses ? Et si je sors pour entrer dans un autre bordel, je fais affront à celui-ci, je ne sais pas comment réagiront ces gangsters, qui pourraient aussi accuser les enfants de ne pas avoir été assez “séduisants”, malgré leur sourires, et les punir violemment.

                                     Dialogue délicat

Les Asiatiques paraissent souvent plus jeunes que leur âge, mais il est certain que les filles assises sur le canapé sont pré-pubères. Comme je voudrais parler un peu avec l’une d’entre elles, je choisis l’adolescente, estimant que c’est elle qui a le plus de chances de connaître quelques mots d’anglais. Elle se lève, je donne les 15 dollars au jeune proxénète et suis la fille vers l’arrière. Les murs sont gris, sales, humides. La maison close est faite de pièces minuscules contenant un lit, une tablette et un ventilateur sales. Les murs des petites pièces ne montent pas jusqu’au plafond. J’entre dans une pièce avec la fille, elle ferme une sorte de mini-verrou derrière et on s’assied sur le lit. Je tente d’engager la conversation avec un peu d’anglais : « Tu viens du Vietnam ? Quel âge as-tu ? Où sont tes parents ? ». Pas de chance, elle ne comprend quasiment rien. J’essaie de lui expliquer : « Je ne veux pas de sexe… », mais je ne pense pas qu’elle comprenne grand-chose. Tout ce que j’apprendrai d’elle durant le quart d’heure que l’on passera ensemble c’est qu’elle vient du Vietnam et qu’elle affirme avoir 15 ans. Je suis persuadé qu’elle est plus jeune encore.

                                   Brûlures de cigarettes ?

Que faire à présent… Si je pars maintenant, le proxénète risque de penser que je ne suis pas satisfait et battre l’enfant. Comme les ONG m’ont parlé de cas où les filles ont été torturées par des clients ou les tenanciers de bordels, je regarde les parties de sa peau qui ne sont pas couvertes de vêtements. Aucune trace suspecte sur les mains, bras et le bas des jambes. Par contre, dans le bas du dos dénudé par un t-shirt trop petit, je tombe sur deux petits ronds brunâtres. Je regrette de n’avoir fait aucune étude de médecine: est-ce que ce ne seraient pas deux traces de brûlures de cigarettes ? Je lui pose la question, elle ne comprend pas, je mets le doigt sur les traces et je lui dis « Aïe ? », elle rigole et me fait signe que non. Je ne sais pas si elle veut dire que non, ça ne lui fait pas mal quand j’appuie là ou si c’est non, on ne m’a jamais fait mal là. Je voudrais prendre une photo mais dans cette pièce, le flash se mettrait en route, cela se verrait dans le couloir puisque les murs ne montent pas jusqu’au plafond et j’aurais de gros ennuis avec le proxénète. Je mime une cigarette, mais je ne parviens pas à en savoir plus.

J’essaierai encore de parler avec elle, sans grand espoir de me faire comprendre mais dans le but que le temps passe un peu, faisant croire au jeune proxénète que je suis un client « normal » . Lorsque le temps normal d’une passe est écoulé, elle dit qu’elle sort pour aller prendre une douche. Bonne idées, ça fera croire au mac que tout s’est passé comme il le pense.

Je sors du bordel et me dirige vers un moto-taxi pour repartir vers Phnom Penh. Avant de tourner à gauche puis à droite pour reprendre la route de Phnom Penh, je lui demande de s’arrêter, je lui montre mon appareil photo et lui demande si, à son avis, je peux prendre une photo de la rue des bordels. Il hésite, appelle un Vietnamien. Je lui dis que j’ai vraiment « bien aimé » cet endroit et que je voudrais prendre une photo-souvenir. Ce ne sera sans doute pas possible mais mieux vaut passer pour un con que de prendre une raclée, ou pire. D’un ton menaçant, le Vietnamien me dit que je vais avoir des ennuis si je prends une photo de cet endroit. Je demande donc au moto-taxi de redémarrer, il ne se fait pas prier et nous voilà remontant sur la route de Phnom-Penh. Arrivé sur celle-ci, je le fais encore arrêter et me retourne pour prendre une photo d’un bordel en position avancée par rapport aux autres et surtout du grand panneau qui conseille les préservatifs. Nous repartons vers la capitale.

Sur la route, les images défilent. Comment ne pas repenser sans cesse à ces centaines d’enfants-esclaves sexuels du Cambodge ? Se demandent-ils pourquoi leurs papas et mamans ne sont plus là pour les protéger, pourquoi on leur fait du mal à ce point ? Ont-ils été vendus par leurs parents, loués en connaissance de cause ? Ou bien y a-t-il, quelque part au Vietnam, une maman qui pleure parce qu’on lui a kidnappé sa fille, qui se bat pour la retrouver ? On ne m’avait en tout cas rien inventé, ce que j’ai vu est encore pire que ce que je redoutais, je suis dégoûté, révolté, un peu déprimé. Que faire pour arrêter ça ? On a envie de retourner à Svay Pak, de racheter les enfants pour les rendre à leurs familles, de défouler sa rage, mais ça ne servirait à rien, le trafic reprendrait avec d‘autres. Il faut que nos gouvernements mettent la pression sur celui du Cambodge pour qu’il fasse cesser tout ça, renforcer les ONG qui, comme l’Afesip ou ECPAT (1), luttent de toutes leurs forces contre ces mafias et leurs clients. Nous n’avons pas le droit de laisser faire…

 

                                                              Samuel Grumiau


(1) Voir autres articles dans le même dossier:

http://www.sampress.org/base/frFR/affiche_art/articles-59.html

http://www.sampress.org/base/frFR/affiche_art/articles-60.html

 

NOTE - Septembre 2010: Depuis la publication de ce dossier, toute une série d'actions entreprises par les autorités cambodgiennes, les organisations non gouvernementales et les agences des Nations Unies ont permis de réduire l'exploitation sexuelle des enfants au Cambodge.

 

 

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